En 1956, le cinéma fantastique renaissait à la vie avec Les Vampires : la métaphore est savoureuse à plus d’un titre. Interdit par le régime mussolinien (comme genre décadent), le fantastique italien nouvelle génération se veut autant le continuateur du cinéma réaliste que l’inventeur de nouvelles problématiques narrative et formelle.
Mario Bava est déjà, en 1956, un réalisateur chevronné, même si sa filmographie ne l’atteste pas. Touche-à-tout talentueux des plateaux de cinéma, c’est avec Les Vampires qu’il va accéder à ce qui ressemble moins à une consécration (le titre ne semble pas l’intéresser plus que ça) qu’à la réparation d’une injustice : pour la première fois, sa contribution au film lui vaudra de se voir créditer en tant que réalisateur. Ayant, en moins de deux jours, eu à reprendre l’intégralité du film après le départ de Riccardo Freda, Bava parvint non seulement à reprendre les rênes sans encombre, mais également à imprimer au film une grâce sombre et une inventivité qui annonce une carrière où les chefs-d’œuvre et les films de commande un tantinet moins glorieux (le fabuleux Masque du démon sera réalisé quatre ans plus tard, la même année que le légèrement moins remarquable Hercule contre les vampires).
Banni des écrans par le régime de Mussolini, le fantastique italien signe un retour étonnant sur les écrans avec Les Vampires. Étonnant avant tout parce que, pour les amateurs du genre qui le découvrent au moment de sa sortie, le film pourra sembler sage, rangé, à peine fantastique, après les délires visuels et thématiques des années 1930. Étonnant également pour les amateurs de Bava qui découvriront ce « premier » film comme profondément éloigné des ambiances lourdes et sombres du Masque du démon — car tout dans Les Vampires est considéré avec une tendance réaliste profondément étonnante. Dans un Paris contemporain, le journaliste Pierre Lantin partage sa vie entre une enquête sur un assassin mystérieux, surnommé « le Vampire » à cause de la condition — exsangue — dans laquelle il laisse ses victimes, et les assiduités romantiques et mondaines de la comtesse Gisèle du Grand, auxquelles il renâcle cependant à donner suite.
L’ombre du genre du feuilleton plane sur Les Vampires, au premier chef évidemment parce que le film évoque la saga homonyme de Louis Feuillade, tout autant que le travail de celui-ci sur Fantomas. C’est donc avant tout une enquête aux airs de chronique sociale d’après-guerre — on ne peut pas ne pas penser à La Dolce Vita – qui constitue la trame narrative du film. De quels vampires parle t‑on, donc ? En tous cas, point ici de sombres gentlemen élégants, non plus que de sensuelles succubes — les vampires sont avant tout les aristocrates de la classe dominante, celle qui, pour son seul plaisir et pour ses seuls fantasmes, saigne au sens propre le petit peuple. C’est donc exactement la même approche que celle adoptée par Franju dans Les Yeux sans visage, quelque trois ans plus tard : l’horreur est désormais non plus l’illustration fantasmagoriques des peurs enfouies de l’humanité, mais bien une donnée sociale froide, clinique, et surtout tangible.
Franju se veut explicitement un héritier de Feuillade (il a d’ailleurs réalisé une version-hommage de Judex), et Bava, sans aller aussi loin dans le mimétisme, reprend la thématique chère au réalisateur de Fantomas. L’esthétisme des Vampires oscille donc entre le néo-réalisme pur dans sa chronique sociale et le fantastique gothique le plus dantesque — une dichotomie déjà présente chez Feuillade. On peut d’ailleurs souligner le travail remarquable de Bava, à la photographie, qui préfigure celui de Stefan Czapsky dans Edward aux mains d’argent, dont le château semble un calque de la bâtisse impressionnante — et aux décorations tout à fait réelles — dans laquelle se closent Les Vampires. Un château hors du monde, terriblement sombre, mais dont les excès et les arrogances architecturales semblent parfaitement légitimes à ses locataires — une arrogance qui sous-tend perpétuellement le discours des riches et des possédants dans Les Vampires — le monde des nantis est donc le véritable monstre du film, qui constitue de ce fait une fascinante expérience cinématographique, au croisement du néo-réalisme et du fantastique.
Serré dans un carton élégant et esthétiquement au diapason de l’ambiance sombre du film (gageons que le regard plein de morgue de Gianna Maria Canale saura envoûter le cinéphile de passage), le DVD propose en seul et unique bonus un entretien, évidemment passionnant, avec le « cinéphile professionnel » Jean-Pierre Dionnet, qui constitue un morceau de choix. On pourra cependant regretter que le film ne soit pas accompagné d’autant de bonus que l’édition de La Baie sanglante — mais le plaisir de chercher le documentaire caché de Gilles Esposito, notre confrère de Mad Movies, sur Gianna Maria Canale, permettra certainement de passer sur cette déception.