À la sortie de La Science des rêves en août 2006, public et critiques ont été quelque peu décontenancés par ce troisième long métrage de Michel Gondry, pourtant le plus personnel de sa courte filmographie puisque c’est le premier dont il écrit le scénario. Trop dense, trop évaporé, trop confus : sans se mettre à dos son public, Gondry n’a pourtant pas convaincu alors que même visuellement, La Science des rêves est sans conteste l’œuvre la plus proche de ses obsessions graphiques et esthétiques, renouant avec l’imagination débridée et les effets spéciaux artisanaux aperçus dans les premiers clips de Björk, « Human Behaviour » ou « Army of Me ».
L’édition DVD de ce film très personnel est exemplaire et vient à juste titre remettre les pendules à l’heure. Non seulement le film n’a rien perdu de son charme ni de sa richesse (La Science des rêves est sans aucun doute l’une des plus riches plongées cinématographiques dans les méandres du subconscient), mais Michel Gondry est un insatiable créateur qui n’a visiblement pas dit son dernier mot. Le réalisateur offre ainsi aux spectateurs une batterie de bonus allant des classiques commentaires et making of (dans lequel Gondry et son équipe nous confirment, si besoin était, à quel point le film est autobiographique) aux fantaisies aussi farfelues qu’irrésistibles : un entretien téléphonique entre Gondry et Alain Chabat, un reportage sur la créatrice des très beaux objets en feutrine réalisés dans le film par Charlotte Gainsbourg (et dont on devine, dans une BD drôle et émouvante signée par Gondry lui-même et fournie avec le DVD, qu’elle a probablement servi d’inspiration pour le personnage), une rencontre imprévue avec des spécialistes en sciences cognitives…
Mais le véritable intérêt de cette très belle édition, au packaging soigneusement étudié, c’est le film B. Cette fiction d’1h10, reconstruite à partir des scènes coupées du film A, est présentée comme une version distordue de La Science des rêves. Si les deux films fonctionnent parfaitement indépendamment l’un de l’autre, la version B apporte un autre éclairage sur le premier film. Le voir comme une béquille pour la version sortie en salles, jugée bancale par ses détracteurs, serait une erreur. Sorte de double plus sombre de La Science des rêves, miroir aux reflets troubles dans lesquels les personnages apparaissent bien plus angoissés, le film B est assurément la face que Gondry ne voulait pas exposer au public. Mais en flirtant ici avec la folie, en proposant aux spectateurs un aspect moins flatteur de l’histoire de Stéphane et Stéphanie, le cinéaste bouleverse peut-être encore plus qu’avec le joyeux conte de fées foutraque qu’était La Science des rêves.
La version proposée en salles racontait l’histoire de Stéphane (Gael García Bernal), un jeune Franco-Mexicain de retour à Paris chez sa mère (Miou-Miou) après le décès de son père. Stéphane ne connaît pas la capitale et parle mal le Français ; déraciné, il trouve un job de graphiste dans une boîte de confection de calendriers ringards, où il fait la connaissance de Guy (Alain Chabat), gros beauf baiseur et sympathique. Stéphane tombe amoureux de sa voisine de palier, Stéphanie (Charlotte Gainsbourg), et va tenter de la séduire en dépit d’une tendance assez inquiétante à mélanger ses rêves à une réalité de plus en plus incertaine.
On retrouve dans le film B la même trame narrative. Mais, condensée en 1h10, elle offre un aperçu bien plus anxiogène de la personnalité du héros, double assumé de Gondry. Stéphane est ici clairement malade ; si l’histoire d’amour passe un peu au second plan, c’est entre autre parce que les troubles de la personnalité du jeune homme effraient son entourage, de sa mère à Guy en passant par Stéphanie. Les scènes de rêves, plus nombreuses, perdent de leur caractère sympathique pour devenir plus inquiétantes, s’approchant dangereusement de la folie, jusqu’à la rupture : à un moment, Stéphane perd tout contact avec la réalité et finit par agresser son patron. Les personnages secondaires prennent également une toute autre épaisseur : Guy est ici moins déconneur, plus adulte et un brin dépressif ; Stéphanie, plus dure, plus agressive ; la mère de Stéphane, plus sèche, plus inquiète. La Science des rêves version B quitte les verts pâturages et les ciels cotonneux des songes d’un grand enfant pour devenir le récit particulièrement angoissant de la dépression d’un garçon fragile, affaibli par le deuil de son père (voir la scène bouleversante où Stéphane voit en rêve son père prendre feu), que le déracinement va plonger dans une dangereuse psychose obsessionnelle. La musique, omniprésente, grinçante, accentue le côté menaçant de la dérive de Stéphane. Au bout du compte, pourtant, cette Science des rêves bis émeut peut-être davantage encore : là où la version sortie en salles touchait par sa fantaisie romantique, son esthétique bricolée et sa manière effrontée de tutoyer le merveilleux, celle-ci bouscule, perturbe, dérange. Les rêves ne se sont pas transformés en cauchemar, mais la réalité, bien plus cruelle, a repris ses droits.