On ne saurait trop définir ce qu’il y a de plus attachant chez Michel Gondry. Sans doute est-ce cette extraordinaire liberté créative, qui lui permet de passer d’un mélo fantastique désormais culte (Eternal Sunshine of the Spotless Mind) à un concert movie de hip-hop (Block Party), d’un journal intime bizarroïde (La Science des rêves) à une comédie-hommage au cinéma de son adolescence (Soyez sympas, rembobinez). À moins que ce ne soit plutôt l’humilité de son univers poético-foutraque qui, des clips de Björk à ses propres films, mêle le fait-main aux technologies de pointe. Improbable héritier de Méliès, cousin éloigné du Tim Burton des débuts, grand frère de Spike Jonze, Michel Gondry s’amuse à déjouer les attentes : prochainement aux commandes d’un film de super-héros avec Seth Rogen et Cameron Diaz (The Green Hornet), le cinéaste s’octroie une pause documentaire inattendue avec L’Épine dans le cœur, présenté au festival de Cannes en 2009.
Pendant plus de trente ans, Suzette Gondry a consacré sa vie à des centaines d’enfants des Cévennes qui, aujourd’hui encore, se souviennent avec affection des activités artistiques ou sportives qui ont rythmé leur quotidien, à une époque où les projets pédagogiques et les budgets alloués aux écoles élémentaires se réduisaient à peau de chagrin. Cette femme obstinée, à l’élégance un peu sèche balayée par un sourire désarmant, est la tante chérie du réalisateur. On devine une tendresse illimitée pour cette dame qui a sans doute joué un rôle prépondérant dans l’éducation du petit Michel. Les récits de collègues à la retraite et d’anciens élèves énamourés le confirment : Suzette Gondry est de ces personnages qui peuvent changer des vies, à l’image de ces enfants de Harkis qui se sont installés en masse dans les petits villages cévenols où officiait alors la jeune institutrice.
Le cinéaste retrace ce parcours à la fois humble et exceptionnel avec une distance amusée, laissant sa tante raconter son passé d’enseignante à grands renforts d’anecdotes. De fil en aiguille pourtant, une autre histoire, plus personnelle, se détache. L’épine dans le cœur de Suzette, c’est son fils Jean-Yves, avec lequel elle entretient des rapports difficiles depuis toujours. Silhouette lunaire, personnage légèrement marginal dont les mines de clown dissimulent mal un profond malaise, Jean-Yves vit encore chez sa mère, bon gré mal gré. Michel Gondry capte les petites tensions au milieu de la bonne humeur générale et enregistre les témoignages de l’un et de l’autre pour reconstituer le puzzle de souffrances enfouies, autant de plaies jamais refermées qui jettent un voile sur un passé pas aussi doux qu’il n’en a l’air. Les confidences que le réalisateur obtient de ses sujets tombent comme des gouttes de pluie au milieu d’une journée d’été : jamais arrachées, mais recueillies avec délicatesse, attendues et apaisantes pour Gondry comme pour sa tante ou son cousin, malgré les larmes qui coulent parfois. « Je suis dur, je te fais parler de choses difficiles » dit le cinéaste à Suzette, qui acquiesce mais poursuit sans résistance, et l’on devine une sorte de délivrance d’autant plus émouvante qu’elle prend tout le monde par surprise.
Ainsi, L’Épine dans le cœur a beau être émaillé d’interludes à la Gondry (petits schémas ludiques et bricolés qui viennent expliquer ici le parcours de sa tante au fil des années, là la configuration d’une salle de cinéma de campagne), on y découvre un nouveau visage du réalisateur, que l’on imaginait pas forcément capable de se laisser aller aussi facilement à l’improvisation, à l’inattendu. Mais chassez le naturel, il revient au galop : tant dans le fond que dans la forme, L’Épine dans le cœur est un film où la beauté du produit fini cache des coutures parfois maladroites, où les petits ratages et autres arrangements un peu grossiers n’ont que pour seul objectif la réussite de l’ensemble. De ce film qui retrace l’exceptionnel parcours professionnel d’une femme qui a touché de nombreuses vies, pour en révéler en même temps l’envers parfois tragique, bouleversant parce que banal et donc familier, il est cohérent que le cinéaste ne résiste pas à en montrer la fabrication. L’Épine dans le cœur est ainsi émaillé de micros qui se baladent dans le champ, de techniciens qui s’invitent dans le cadre pour répondre aux questions de l’interviewé(e), de faux départs ou de scènes dignes d’un bêtisier. Gondry (qui apparaît régulièrement à l’écran) nous rappelle qu’il s’agit ici de cinéma et donc de mise en scène, et que la caution documentaire ne doit pas nous leurrer sur les artifices de cet art en trompe-l’œil.
C’est aussi – et surtout – parce qu’il est animé par un amour quasi-charnel pour le cinéma et tout ce qui s’y rapporte (de la fabrication d’un film à sa projection) que Michel Gondry en dévoile quelques secrets. Pour le réalisateur, appréhender les rouages du métier, c’est en apprécier d’autant plus la magie qui, finalement, balaie tout sur son passage. Il en va ainsi de cette scène fabuleuse de L’Épine dans le cœur où le réalisateur et son équipe réactivent pour un soir une salle de projection en plein air, à partir des ruines d’une école/salle de cinéma perdue dans la forêt, où Suzette Gondry officiait autrefois. Sorte de remake en live du final de Soyez sympas, rembobinez, la courte scène résume à elle toute seule toute la beauté du cinéma de Gondry : ample et généreux, source inépuisable de plaisir et d’émerveillement.