Pour faire un film en costumes sur la Révolution irlandaise au début du XIXe siècle, en Cinémascope et Technicolor, Sirk entraîne en Europe deux comédiens qu’il connaît bien : Barbara Rush et son acteur fétiche Rock Hudson.
Roman d’apprentissage
Dans un climat politique troublé où règnent les sociétés secrètes qui tentent de s’opposer à l’armée royale d’Angleterre, le jeune Michael Martin lutte avec autant de frénésie que de sincérité. Mais aussi de façon désordonnée et parfois mal à propos, au point de se mettre hors la loi. Au hasard de sa fuite, il rencontre son héros, celui incarne à lui seul la lutte de l’Irlande pour son indépendance : le Capitaine Thunderbolt, John Doherty au civil, qui va le prendre comme second. Commence alors le récit de formation de ce jeune chien fou, qui comprend que le monde est bien plus complexe qu’il ne le pensait.
Le jeune campagnard ne connaît pas les usages de la ville, de la grande société, et va se laisser prendre au dépourvu par le jeu des apparences. Martin veut tout voir. Au point de froisser la fille du Capitaine Thunderbolt qui lui reprochera de papillonner du regard lorsqu’il danse avec elle. L’ironique surnom de Lightfoot est apposé à ce rustre mal dégrossi, qui doit faire patiemment son apprentissage. « Tout est de plus en plus confus. Les dames ne sont pas des dames. Les gentilshommes échappent aux lois », dira-t-il dépité, en constatant que son héros tient un tripot clandestin et que les femmes auxquelles il a présenté ses hommages étaient des prostituées. Que l’on porte plusieurs noms, soit ! Que l’on se déguise pour échapper à l’armée ennemie, quoi de plus normal ! Mais que le héros de toute la révolte irlandaise reçoive chez lui les Anglais, voilà qui est intolérable au jeune Martin, coutumier d’un monde manichéen, où l’on distingue aisément les Bons des Méchants. Devenu Lighfoot, il en appréhende les complexités et va apprendre un à un les codes de respectabilité que tout bandit doit connaître.
« L’homme intermédiaire »
On retrouve bien là le thème de prédilection de Douglas Sirk : en l’homme, le bien et le mal se combattent sans cesse. Thunderbolt est l’incarnation de ce que le cinéaste appelle « l’homme intermédiaire », ces individus que l’Histoire place entre deux camps opposés. La description des compromis qui leurs sont nécessaires vire parfois chez Sirk à la complaisance, comme dans Hitler’s Madman (1942), qui retrace le destin du SS Reinhard Heydrich, ou dans Taza, fils de Cochise (1954), où Rock Hudson choisit de tuer son frère lorsque ce dernier désobéit à l’armée américaine. Pour l’homme intermédiaire, tous les moyens sont bons si la cause est juste. Que Martin juge dans un premier temps durement ce qu’il excusera ensuite ne relève pas du hasard de scénario, mais bien d’une logique sirkienne de conception de l’homme pris dans l’Histoire. Le Bien n’est jamais chez Sirk une qualité, mais bien plutôt un défaut de connaissance du monde. Aimer et épouser la cause de Thunderbolt, c’est comprendre les détours moralement répréhensibles qu’il emploie pour y parvenir.
Si Sirk traite à nouveau son thème de prédilection, il n’oublie pas de l’adapter parfaitement au genre du film de cape et d’épée qui lui a été assigné par le studio, lui qui s’est illustré dans tous les genres hollywoodiens. « L’homme intermédiaire » se fond bien dans un genre de récit où règnent simultanément la nécessité de dissimuler ses véritables intentions, et de pourtant se battre ouvertement selon des lois établies.
Décalage du genre
Dans un bonus simple mais efficace où il soliloque librement, Bertrand Tavernier nous apprend que le fait que le tournage ait eu lieu en Irlande représentait pour Sirk une opportunité de prendre du champ par rapport aux studios, qui ne contrôlaient les rushes qu’après un long délai nécessaire à leur traversée de l’Atlantique. La belle copie de Carlotta rend bien hommage au soin qu’a pris Douglas Sirk à filmer les grands paysages irlandais, à perdre ses personnages dans des cadrages très larges, à les disposer comme des taches de couleur sur la lande verdoyante. En somme, c’est comme s’il insistait sur le fait qu’il est un touriste, à la fois dans le pays de tournage et dans le genre cinématographique.
Si Martin s’évertue à se mettre au diapason de l’action secrète, Hudson ne cherche jamais à vraiment à s’accorder avec le genre. Sirk insiste sur l’hétérogénéité de son acteur au genre et au décor, accentuant souvent sa décontraction, et en fait également un novice en ce qui concerne les choses de l’amour. La relation amoureuse est à l’avenant du caractère du personnage : sans aucun respect des règles de séduction élémentaires, Martin et Aga se battent, se provoquent, se résistent avant de se déclarer.
Mais on constate aussi l’importance de ces conditions de tournage au fait qu’elles semblent déteindre sur l’intrigue. Comment Rock Hudson, l’acteur au physique qui semble incarner l’Amérique vigoureuse, peut-il s’intégrer dans un film de cape et d’épée d’inspiration britannique ? En ne s’intégrant pas, justement. En débordant sans cesse de sa fonction. Sirk choisit à dessein de filmer son acteur fétiche comme un chien dans un jeu de quille. Martin / Lightfoot mange avec ses doigts, dispense une mémorable fessée à une jeune fille respectable, jette ses invités dehors, fume lorsqu’il affronte son rival politique et amoureux… Et c’est d’ailleurs dans cette séquence de duel, sport de gentilhomme qui a ses règles bien précises, mais aussi climax du film de cape et d’épée, que Martin raccorde le moins avec son emploi, et que Sirk filme Rock Hudson ni plus ni moins que comme un cow-boy.