Passé en coup de vent sur les écrans français au mois de décembre dernier, l’adaptation de l’unique roman d’Emily Brontë par Andrea Arnold sort ces jours-ci en DVD, dans une édition assez chiche comportant comme seul bonus une bande-annonce du film. L’occasion donc de se concentrer sur un long-métrage qui n’a pas fait l’unanimité au sein de notre rédaction, et qui pourtant fait preuve d’une véritable volonté d’adaptation en ne se limitant pas à prendre le texte au pied de la lettre.
Sans crier au chef-d’œuvre, on peut créditer ici Andrea Arnold d’un engagement résolu de cinéaste, dont la maîtrise grandissante ne se fait pas symbole d’autorité mais plutôt d’ouverture, de recherche d’une certaine ampleur sans jamais sortir les grandes orgues, d’un geste inquiet de revisiter avec force corporéité l’histoire de deux personnages malades d’amour. Ses Hauts de Hurlevent prennent le parti de la sécheresse et de l’âpreté, refusant le lyrisme obscène qui préside habituellement à ce type d’adaptation, pour se focaliser sur la perception interne des événements par le personnage d’Heathcliff. Mais le geste n’est pas qu’une posture ; il est une traduction par des moyens cinématographiques précis de la déchirure qui se fait gouffre entre deux amants jamais réunis, et de la souffrance qui en découle.
C’est donc assez naturellement que la réalisatrice britannique compose son film en deux temps, séparés par une ellipse de quelques années, irruption de cette béance dans la matière même d’un montage qui joue sans cesse des dérèglements temporels. Ainsi, le personnage d’Heathcliff n’est jamais vraiment là, comme replié à l’intérieur de lui-même, tourné vers des pensées d’ailleurs. Dans la première partie du film, il espère un avenir meilleur où il pourrait s’enfuir avec Cathy et acquérir une meilleure condition que celle d’adolescent de couleur maltraité ; dans la seconde, il fantasme un passé où il pouvait partager avec Cathy de rares moments d’intimité sans être surveillés par son mari. Le présent est ainsi vécu comme une malédiction découlant du passé – celui des origines raciales d’Heathcliff et de l’enfance des deux amants – qu’Andrea Arnold organise en de multiples surgissements à la surface du montage.
Ce passé qui leur a échappé et qui, malgré sa noirceur, était constellé de moments d’harmonie et de bonheur, devient alors un constant rappel de la léthargie du présent. Les souvenirs, qui réapparaissent sous la forme de plans fugaces, faisant appel à une perception sensorielle des événements, sont autant de piques qu’Heathcliff s’inflige – impossible pour lui d’en faire le deuil – et qui constituent un contrepoint, dévoilant par contraste à quel point le présent lui échappe de plus belle. Le cours de la narration est ainsi constamment perturbé par ces haut-le-cœur, réminiscences funestes de deux personnages qui n’ont fait que se rater depuis leur rencontre, incapables de modifier le cours des choses, précipitant d’eux-mêmes un destin tragique.
Cet état d’angoisse et de fébrilité permanents se conjuguent également avec l’écriture de l’espace du film, qui joue sur un travail important avec le son hors champ, et enferme les personnages dans un format 4/3 assez anxiogène. C’est ainsi que cette lande inhospitalière et battue par les vents devient un véritable paysage mental, un lieu de désolation qui pourtant, à l’image des personnages, grouille d’une bouillonnante vie cachée (animaux, plantes, insectes), mais fait aussi office de désert sans issue. L’obscure maison perdue sur le flanc d’un vallon est assaillie de toutes parts par les éléments, qui font régner une sauvage ambiance sonore, symbole de l’agitation impétueuse qui gagne progressivement Heathcliff et Cathy. Mais c’est surtout dans la façon de considérer les personnages comme des animaux se battant pour leur survie qu’Andrea Arnold réussit un pari qui n’était vraiment pas gagné d’avance : apporter une autre lecture à ce roman adapté maintes fois, sous la forme d’un drame de classe et du racisme ordinaire, comme autant d’obstacles à une existence digne d’être humain.