On pourra dire que l’équipe d’American Honey se sera donné tous les moyens pour séduire les festivaliers. Accueillis sur le célèbre tapis rouge, la réalisatrice Andrea Arnold et quelques-uns de ses comédiens se sont livrés à quelques (longs) pas de danse sur un bon rap US, obligeant même Thierry Frémaux à battre maladroitement le tempo pour ne pas paraître complètement à côté de la plaque. C’est que le nouveau long-métrage de la réalisatrice des Hauts de Hurlevent (le troisième à être sélectionné en Compétition officielle) est un concentré m’as-tu-vu de cool attitude, de la bande-son branchée à son casting indépendant quatre étoiles, doublé d’un regard ambivalent sur les marginaux et les laissés-pour-compte. On sait que, depuis ses débuts, Andrea Arnold sait y faire pour jeter de la poudre aux yeux. Un bon vieux tube garage sur lequel une mère de famille irresponsable remue du popotin, un beau-père qui exhibe à tout bout de champ sa chute de reins, une adolescente en pleine crise qui ne supporte plus d’être prisonnière de son milieu social, la réalisatrice a par exemple trouvé avec Fish Tank la recette parfaite pour faire le tour des festivals du monde entier et devenir, aux côtés de Jane Campion, l’une des figures de proue d’un cinéma qui se voudrait féministe et sans compromis. On avait volontiers qualifié son regard d’irrévérencieux, son approche de la sexualité de frontale, tout en embrassant une jeunesse fantasmée avide de découvertes et de nouvelles expériences. C’est d’ailleurs ce qui constitue le point de départ d’American Honey : Star, jeune fille de 18 ans qui traîne partout ses deux petits frères et sœurs, zone au fin fond de l’Oklahoma. Tandis que la chaleur estivale écrase l’horizon, Star fait inopinément connaissance d’un groupe de jeunes marginaux emmenés par la charismatique Krystal. Tous ensemble, ils écument le territoire américain pour tenter de vendre à des particuliers des abonnements à des magazines. Les revenus qu’ils en tirent leur permettent de boire et de faire la fête jusqu’à plus soif tout en voyant du pays. Mais la raison pour laquelle Star décide de tout plaquer sur un coup de tête pour les suivre est à chercher ailleurs : sa rencontre avec Jake, le recruteur de la bande, tourne au coup de foudre.
Sur la route
Ce canevas pas franchement crédible (on se demande bien comment autant de particuliers peuvent tomber dans le panneau) va servir de prétexte à la réalisatrice pour scruter la lente mutation de son personnage principal. Prisonnière d’un désir de rébellion encore mal dégrossi, elle va apprendre, au contact de la bande, ce que veulent dire les mots règles, hiérarchie et objectifs. C’est que Krystal gère sa petite affaire comme une entreprise, interdisant à ses protégés d’avoir des relations entre eux et prête à les laisser sur le trottoir s’ils ne sont pas assez rentables. Ces règles constituent d’ailleurs le seul moteur du scénario, tant Andrea Arnold ne s’intéresse jamais à ses personnages de second plan, leur demandant juste de remplir le champ visuel et sonore de leur inépuisable énergie. Et pourtant, la réalisatrice croit à tort capter quelque chose de cette synergie en filmant (longuement) leurs délires quotidiens. Mais sur les 2h42 que dure le film, elle réussit à passer à côté de cette ébullition, ignorant tout de ce qui fait la singularité de ces compagnons d’infortune. Tout au plus connaîtra-t-on lors d’une scène leur État d’origine, comme s’il fallait pour la réalisatrice britannique tenir, dans les quelques mètres carrés du minibus, une jolie synthèse de tout ce qui constitue la marge états-unienne. Cette tendance au sélectif se retrouve également dans les particuliers à qui Star et Jake rendent visite : de la chrétienne aisée obsédée par le diable aux vieux cowboys fortunés en passant par les ingénieurs de l’industrie pétrolière prêts à monnayer des services sexuels, American Honey offre un reflet peu reluisant de l’Amérique profonde où l’ignorance crasse côtoie la pauvreté la plus édifiante. Pourtant, il faut reconnaître à la réalisatrice un vrai talent pour composer les cadres, saisir les éléments (les variations de lumière, la chaleur, les insectes, etc.) et restituer – grâce à une caméra qui sait se rendre légère dans ses mouvements – toute la sensualité de ces corps à peine sortis de l’adolescence.
Shine bright like a diamond
Des promesses, le film sait en formuler dès ses premières minutes. Deux ans après Bande de filles de Céline Sciamma, c’est encore une fois une chanson de Rihanna qui offre à un film pourtant fragile l’un de ses sommets : tandis que Star capte l’attention de Jake venu faire des courses avec sa bande, c’est une véritable chorégraphie du coup de foudre qui se met en place autour du littéral « We found Love » (dont le très beau clip illustrait déjà une passion autodestructrice) qui résonne dans les hauts-parleurs du supermarché. Mais en-dehors de cette séquence et d’un rapport sexuel entre les deux amoureux que la réalisatrice met en scène avec une certaine emphase, American Honey a bien du mal à dissimuler son opportunisme un peu putassier derrière sa cool attitude affichée. Star, que l’on suit pourtant dans sa mutation, a tout pour rassurer tant son comportement trahit en toutes circonstances une certaine pureté : elle se culpabilise d’abandonner son petit frère et sa petite sœur, sauve tous les insectes égarés, refuse de mentir pour gagner de l’argent, conserve son honneur lors d’une étrange scène de prostitution et va même jusqu’à garnir le frigo d’une famille dont les enfants sont livrés à eux-mêmes en raison de la toxicomanie de la mère. Il est troublant de voir à quel point le film s’articule finalement autour d’une succession de situations au cours desquelles Star est toujours en mesure d’exercer son libre arbitre et de nous prouver qu’elle est, finalement, une bonne personne. Ces mêmes travers existaient déjà dans Fish Tank mais ce film avait au moins le mérite de nous offrir une scène troublante sur le plan moral, celle où la jeune héroïne du film jetait à l’eau une petite fille sans qu’on sache pendant quelques longues secondes ce vers quoi cette crise allait déboucher. Dans le consensuel American Honey, rien de tel : l’échappée belle reste balisée de bout en bout et si chemins de traverse il y a, ils ne font jamais oublier la dimension programmatique de l’ensemble.