Hasard du calendrier, Cow commence là où EO, sorti il y a quelques semaines, s’achève : dans le tumulte d’un troupeau de vaches. Si le film d’Andrea Arnold partage avec celui de Jerzy Skolimowski un désir commun de filmer au plus près des animaux, le dispositif de Cow, centré sur le « quotidien » de deux vaches, Luma et son veau, va plus loin : presque systématiquement placée au niveau de la tête des bovins, la caméra les accompagne dans leurs moindres déplacements, qu’il s’agisse du camion qui les transporte ou de leur course dans les prés, et se heurte à plusieurs reprises aux corps autour desquels elle sillonne. Ces chocs, ressentis physiquement par les tremblements du cadre et les accrochages visuels et sonores, traduisent une volonté de faire corps avec le sujet, pour ressentir, viscéralement et dans toute sa brutalité, la violence intentée aux animaux.
Car par ce biais détourné, c’est au fond l’activité humaine et son caractère « dénaturant » qu’Arnold ausculte. Exemplairement, un montage alterné juxtapose au début du film la traite de Luma, fraîchement séparée de son veau, avec la tétée de ce dernier, à même la tétine en plastique d’un bac rempli du lait tout juste extrait par les machines. Par le truchement du montage, la réalisatrice met ainsi en scène l’interférence des humains jusque dans les mécanismes les plus naturels. Plus loin dans le récit, le veau se fait pulvériser de la peinture bleue sur les deux moignons de ses cornes brûlées, qui ruisselle lentement le long de ses poils, comme si un filet de sang s’écoulait de cette plaie. Ce sang bleu (« Blue head ! », s’amusent les éleveurs) dit toute la monstruosité de l’exploitation laitière, dont les humains garantissant le bon fonctionnement ne paraissent pas percevoir la violence.
De la musique dans l’air
Sans tomber dans une esthétisation à outrance, les scènes évoquées plus haut rappellent aussi le talent d’Arnold pour la création d’atmosphères, qui faisait déjà le sel de ses films précédents. Il faut voir comme elle filme la poussière de paille ou les flocons de neige suspendus dans l’air, les vaches endormies dont les silhouettes sont découpées à travers l’obscurité par la lumière diffractée d’un spot rasant, les quelques scènes de vêlage et les moments de tendresse qui en découlent… Cette manière de s’attarder sur des éléments naturels, en multipliant les ruptures de rythme, produit une forme de sur-signification qui déborde le seul récit des deux vaches : Arnold semble essayer de faire apparaître les liens qui relient toutes les vies de cette exploitation. C’est toutefois au sein de ces moments de grâce, pensés comme des interstices, qu’apparaissent aussi les limites du dispositif, produisant ici et là quelques plans plus artificiels (on pense notamment à la douteuse mise en parallèle d’une scène d’accouplement avec un feu d’artifice qui embrase le ciel).
De ses films passés, et plus particulièrement d’American Honey, Arnold a également gardé un goût pour une pléthorique bande originale aux allures de playlist, dont les surgissements au fil des scènes travaillent un entremêlement continu des strates sonores. Les chansons pop qui résonnent dans le complexe de l’exploitation laitière occasionnent un curieux mélange des genres : alors que des machines aspirent le lait des vaches, on reconnaît les tubes pêle-mêle de Billie Eilish, Angel Olsen, Tyler The Creator… Les hits tout juste intelligibles peinent à couvrir les bruits stridents des grilles qui s’entrechoquent, le souffle des machines, ou encore les cris des quelques humains qui traversent les plans. L’ensemble de ces procédés d’immersion nourrit dès lors une sensation diffuse d’effroi face à cette machine mortifère qu’est l’industrie laitière. Aucun des « Good girl ! » répétés par les exploitants – c’est bien le terme qu’il faut employer – ne parvient à masquer l’avancée inéluctable du récit (là encore, le film dialogue avec celui de Skolimowski) vers une issue aussi tragique que révoltante.