Trop méconnu, le petit chef d’œuvre horrifique de Jack Clayton, Les Innocents, sort enfin dans une édition DVD soignée à un prix tout à fait abordable. Une belle initiative qui rappelle combien de petits joyaux du septième art restent encore aujourd’hui introuvables.
Depuis le temps qu’on l’attendait : Les Innocents de Jack Clayton n’avait jusqu’ici bénéficié d’aucune édition DVD en France. Comme beaucoup trop de chefs d’œuvre aujourd’hui, cette adaptation d’un roman d’Henry James restait difficilement visible. Tout au plus fallait-il attendre une diffusion sur le Câble ou dénicher une zone 1 vendue de l’autre côté de l’Atlantique. Opening Vidéo a su combler ce manque en proposant une belle édition dotée de quelques bonus qui raviront avant tout les universitaires et les théoriciens du cinéma.
En 1961, Jack Clayton signe probablement avec Les Innocents son meilleur film. Connu pour avoir dirigé Simone Signoret dans Les Chemins de la haute ville (rôle qui valut d’ailleurs un oscar très remarqué à l’actrice française) et pour s’être frotté à l’inadaptable, à savoir Gatsby le magnifique de Fitzgerald, Jack Clayton s’est adjoint les services du grand Truman Capote pour transposer à l’écran l’un des plus célèbres romans d’Henry James. Le résultat est à ce point déconcertant qu’il a su inspirer des cinéastes plus contemporains, notamment l’Espagnol Alejandro Amenábar avec Les Autres. Dans l’œuvre de Clayton, Miss Giddens, une jeune institutrice interprétée par Deborah Kerr, se voit confier l’éducation de deux jeunes enfants dans une magnifique demeure anglaise à l’architecture gothique. Si cette mission l’enchante au plus au point les premiers temps, le séjour va peu à peu devenir un cauchemar éveillé où l’institutrice se voit confrontée à toutes sortes de fantômes et de revenants dont elle ne comprend pas les intentions.
Le grand mérite du film est de ne jamais tomber dans le grand-guignol ni les explications scabreuses susceptibles de mettre un terme au mystère ambiant. Bien au contraire, la rencontre des trois talents que sont James, Capote et Clayton donne aux Innocents une ambiguïté admirable face à laquelle le spectateur se retrouve par moments démuni, mais toujours fasciné. Personnage central auquel le spectateur est amené à s’identifier en premier lieu, Miss Giddens dévoile une complexité sans pareil dont les visions révèlent peu à peu un déséquilibre psychique difficile à identifier. Sœur lointaine d’Eleanor Lance (Julie Harris dans La Maison du Diable de Robert Wise) aux prises avec ses démons dans une demeure où les clairs-obscurs laissent l’imagination vagabonder, l’institutrice des Innocents semble dissimuler une frustration sexuelle propice à toute sorte de fantasmes incestueux mais aussi meurtriers. Tout comme dans La Maison du Diable, Les Autres ou encore Rebecca, la bâtisse est un personnage à part entière, ce qu’explique minutieusement Alexandre Tsekenis (enseignant en décors cinéma) dans les bonus : la configuration des pièces, des couloirs, l’importance donnée aux zones d’ombres, aux extérieurs sont autant de motifs qui permettent de mieux appréhender le psychisme du personnage principal. La maison est le réceptacle des frustrations de l’institutrice, avant tout une vieille fille souvent proche de l’hystérie.
Les Innocents sont donc une rareté à (re)découvrir et cette édition devrait combler les cinéphiles universitaires et autres théoriciens du cinéma. Outre la galerie photos (en couleur par contraste au magnifique noir et blanc du film) et la filmographie du réalisateur décédé en 1995, on peut se délecter des interventions de Freddie Francis (directeur de la photographie), Jim Clark (monteur) et Pamela Francis (scripte) auxquelles viennent s’ajouter les commentaires de Jean-Louis Leutrat (enseignant à l’université et critique) et Neil Sinyard (biographe de Jack Clayton). Rassemblés sous le titre Les Coulisses d’un film de genre, ces commentaires fourmillent d’anecdotes au risque de se révéler parfois disparates. L’intervention de Jean Pavans (spécialiste et traducteur d’Henry James) dans L’Innocence d’Henry James nous éclaire sur le roman adapté par Clayton et Capote en le recadrant dans l’Angleterre Victorienne. Mais les explications d’Alexandre Tsekenis (enseignant en décors cinéma) dans De la cave au grenier sont probablement les plus passionnantes tant elles permettent de considérer l’importance du rôle de la maison – et plus généralement des décors – dans la constitution même du film. Seul regret : l’absence de Deborah Kerr, retirée des écrans depuis plus de vingt ans, dont l’intervention nous aurait peut-être permis d’en savoir plus sur le personnage de Miss Giddens. Actrice trop peu nommée, Deborah Kerr fut pourtant l’une des plus grandes à Hollywood, notamment dans les années 1950. Après avoir été révélée dans les films de Michael Powell et d’Emeric Pressburger (Le Narcisse noir, Colonel Blimp), elle s’est illustrée auprès des plus grands réalisateurs américains : Vincente Minnelli (Thé et sympathie), Otto Preminger (Bonjour tristesse), Leo McCarey (Elle et lui) ou encore Joseph L. Mankiewicz (Jules César) sans oublier Fred Zinnemann qui la rendit très célèbre pour une scène torride dans Tant qu’il y aura des hommes. L’édition DVD des Innocents marque donc l’opportunité d’apprécier toute la démesure de son talent.