Cinquième collaboration de Powell et Pressburger, et deuxième production sous l’égide de leur société commune The Archers, Colonel Blimp marqua un succès triomphal du box-office anglais lors de sa sortie en 1942. Pourtant, ce film de soutien à l’effort de guerre connut une genèse difficile, quand le ministère de la Guerre, pourtant à l’origine du projet, chercha à faire échouer sa réalisation. Personnage allégorique inspiré d’une caricature, Blimp traverse les époques et les guerres avec un égal engagement patriotique, amical et amoureux. Carlotta ressort en salle ce film qui, en raison de la Seconde Guerre mondiale, ne fut diffusé en France que dix ans après sa réalisation.
Dans son prologue, Colonel Blimp oppose le personnage titre – vieux militaire aux idées bien arrêtées sur l’art de la guerre, à un jeune gradé prêt à tout pour la victoire. S’ensuit une construction en flash-back qui narre depuis 1902 les faits de gloire militaires du colonel. Au cours de son récit qui remonte le temps, Blimp remet en question son principe jusque là immuable du respect de l’adversaire. Mais face à la barbarie nazie, ne faudrait-il pas revoir son code d’honneur ?
Au service des armées
De sa propre initiative ou sur commande du ministère de l’Armée britannique, Michael Powell a très largement soutenu l’effort de guerre britannique entre 1939 et 1945. Fables sur l’engagement militaire, la loyauté à son pays, le courage masculin ou documentaires visant à rassurer la population locale sur la bonne préparation de sa puissance militaire, la plupart des projets entrepris par le cinéaste pendant cette période abordent le conflit armé. L’Espion noir (1939), Le lion a des ailes (1939), Espionne à bord (1940), 49e Parallèle (1941), Un de nos avions n’est pas rentré (1942), The Volunteer (1943) : prenant place à la fin de cette longue liste, Colonel Blimp pose lui aussi la question du code moral à observer en temps de guerre.
Alors qu’il en avait initié le projet, le ministère de la Guerre fit tout pour en empêcher la production et interdire sa sortie. En refusant notamment de libérer de ses obligations militaires Laurence Olivier pour lequel le scénario avait été écrit. La production qui s’annonçait facilitée par le soutien de l’armée connut de multiples difficultés. « On m’a souvent demandé, raconte Michael Powell, comment nous avons fait pour obtenir véhicules et uniformes militaires, armes et équipements alors que les ministères de la Guerre et de l’Information nous avaient refusé leur aide. La réponse est très simple : nous les avons volés. » C’est donc la compagnie indépendante The Archers, fondée par les deux coréalisateurs dans un souci d’indépendance, qui devint productrice. La volte-face de l’État servit à la publicité du film, au slogan incitatif grand succès au box office anglais, dont le slogan clamait : « Venez voir le film interdit !»
Pourquoi Blimp choqua-t-il les autorités, au point que Churchill lui-même essaya d’en empêcher la réalisation, puis la diffusion ? Il faut bien constater que le projet n’était pas commun : créer une œuvre de propagande qui questionne la guerre et souligne la complexité des situations. De plus, l’indéfectible amitié qui unit deux officiers, l’un britannique, l’autre allemand malgré les conflits opposant leurs deux nations apparaissait alors comme incompréhensible. Par son thème, autant que par le rejet dont il a fait l’objet, le film n’est pas sans rappeler La Grande Illusion de Jean Renoir tourné en France cinq ans plus tôt, et ressorti ces derniers mois sur les écrans (également par Carlotta), dans lequel De Boeldieu (Pierre Fresnay) et Von Rauffenstein (Erich von Stroheim), bien que prisonnier et geôlier, éprouvent un respect mutuel inacceptable en temps de guerre. Pourtant, Blimp connut un succès considérable dans les salles britanniques à sa sortie.
Comic Book
Il faut préciser que le Colonel Blimp est inspiré du personnage éponyme créé en 1934 par le caricaturiste David Low. Le dessinateur doutait du bien-fondé de l’adaptation au cinéma de son personnage satirique, que Powell décrivait comme « un représentant typique de l’establishment militaire, coutumier des déclarations contradictoires révélant l’incertitude et l’insécurité de la mentalité des forces armées. » Il ajoute qu’ « il était généralement représenté dans un bain turc palabrant parmi des nuages de vapeur, un doigt boudiné levé vers le ciel, sa moustache tombante dans la chaleur évoquant le morse ou l’otarie. » De fait, l’acidité du caractère de bande dessinée semble avoir perdu de sa force en passant à l’écran. Entre les différentes époques du récit, le Colonel Blimp est présenté tour à tour sous le jour de la respectabilité, du grotesque, du romantisme. Il est donc difficile de voir une unité dans ce personnage.
Drôle de projet, donc, que d’imaginer un film de propagande à partir d’un personnage destiné à brocarder les travers de l’armée. On perçoit la volonté de faire écho au dessin humoristique autant dans la mise en scène vive et inventive qui se joue des ellipses et effets de répétition du montage, que dans l’emploi du Technicolor. Ce recours au procédé de couleurs très saturées qui va devenir la marque de fabrique du duo Powell / Pressburger, n’était pas considéré, à l’époque, comme adapté au traitement d’un sujet sérieux. Les films couleurs étaient, encore à cette-là, réservés aux productions fantastiques, aux comédies musicales, bref, aux genres non réalistes.
Mais ce ton de satire ne s’accorde pas toujours avec la dimension romantique du film qui se manifeste dans la noblesse des deux camarades dans leur respect réciproque, mais également dans l’amour total et indéfectible qu’ils vouent chacun à leur épouse.
L’Idéal féminin
La gouvernante anglaise rencontrée à Berlin et que son ami lui ravit ; l’infirmière traquée dans toute l’Angleterre parce qu’elle lui rappelle la femme qu’il aima jadis et enfin le chauffeur de la dernière période où, empêtrée dans le conflit, l’Angleterre ne distingue plus les fonctions selon les sexes : par-delà les aventures militaires, la vie de Blimp est jalonnée par ses relations avec trois femmes. Le projet était, à travers ce récit balayant les époques, de réaliser une étude de l’évolution du corps des femmes et de leurs tenues, en leur faisant « traverser la plus sensationnelle période de transformation que le corps féminin ait connue depuis sa création ». En effet, estimait Powell, « pendant cette période, les femmes se libèrent de la prison du vêtement. Le début du siècle vit la ligne sablier les robes et jupes en tissu pesant, les énormes chapeaux et tous les accessoires destinés à rendre une femme décorative et inutile. La guerre de 1914 libéra le corps féminin des corsets qui furent jetés à la poubelle. Ce fut une période de vêtements laids et pratiques, aux couleurs mornes – chapeaux cloches, petites jupes et talons bas. Finalement, avec la Seconde Guerre mondiale, les femmes se retrouvent en uniformes aux côtés des hommes. »
Michael Powell fut immédiatement subjugué par la débutante qu’on lui présenta et décida de lui faire incarner les trois rôles féminins, malgré son très jeune âge. Le charme ne se rompit pas durant le tournage, puisque dans ses derniers jours, il demanda impétueusement Deborah Kerr en mariage, avouant lui-même qu’il était prêt, après dix semaines passées avec l’actrice de quinze ans sa cadette, à balayer les dix années passés avec sa compagne. On comprend la séduction qu’elle exerça sur son metteur en scène lorsqu’on voit à quel point elle montre tour à tour de l’ingénuité, de la grâce, et de l’insolence, parvenant ainsi à donner aux personnages féminins l’unité qui fait défaut tant à la structure du film qu’au personnage de Blimp.