Jack Clayton est un réalisateur rare, d’autant plus qu’il a toujours choisi d’orienter sa filmographie dans des directions différentes. Les Innocents, son deuxième long métrage, fait ainsi suite à son succès public et critique, les Chemins de la haute ville, qui valut un Oscar à Simone Signoret. Réalisé par un étranger à la chapelle fantastique (il y reviendra 22 ans plus tard, pour le fantasmagorique et inoffensif La Foire des ténèbres d’après Bradbury), Les Innocents en est l’un des plus beaux fleurons – l’un de ces films, comme Les Yeux sans visage, La Maison du diable ou La Nuit du chasseur, qui transcendent les limites du genre, sans doute parce qu’ils débusquent l’étrange non pas grâce aux effets spéciaux ou à l’expression graphique de l’épouvante la plus débridée, mais grâce à la construction méticuleuse d’une ambiance pesante et mortifère.
Noir contre rouge
En 1961, Les Innocents est contemporain de la renaissance du fantastique orchestrée par le studio Hammer : Terence Fisher et consorts insufflent à l’horreur un sang neuf, littéralement – sang vermeil rutilant, passion et sexualisation forte du récit sont au programme. Clayton se pose en reflet inversé : il engonce son film dans le cadre rigide d’une maison victorienne campagnarde, environnée d’une végétation omniprésente. À l’extérieur, c’est un jardin quiet et immobile, poussé à profusion mais semblant endormi ; à l’intérieur, dans la serre, les plantes sont tout aussi nombreuses, mais plus visiblement décaties : la luxuriance cache une atmosphère viciée, des végétaux décatis, pourrissant sur pied. Jack Clayton en fait un support à l’expression de la sexualité qui pénètre insidieusement le film : celle, tout d’abord, de la gouvernante Miss Giddens (Deborah Kerr), incertaine vieille fille cherchant dans son rôle un substitut de maternité, qui lui aurait épargné les indignités de la chair. Vient ensuite celle du couple fantomatique : elle, le fantôme passif de l’ancienne gouvernante à l’image propre, rigide (c’est d’ailleurs ainsi qu’elle apparaît à l’écran, le dos droit et vêtue de noir), lui, en force sensuelle invasive, pervertie, spectre possédant les vivants. Enfin, celle, incongrue, des deux enfants : Flora singeant la rigidité de feue la gouvernante avec un comportement correct aux multiples sous-entendus scabreux, et Miles plus franc, modèle réduit de mâle dominant de la maisonnée, aux attitudes et désirs semblant incompatibles avec son jeune âge.
Car c’est là que le bât blesse : la figure sacralisée de l’enfant ne peut avoir de désirs, surtout pas si ostensibles. Il s’agit dans le même temps d’une remise en cause totale de la rigide morale victorienne, et un contrepoint direct à la Hammer, à ses coups de boutoir francs et brutaux dans la bienséance, à sa perception si pertinente des soubresauts sociaux et sexuels à venir. Un contrepoint comme un miroir, non comme une dénonciation : un contrechamp thématique, une autre grille de lecture des ténébreuses rivières sexuelles souterraines qui ne demandent qu’à sortir au grand jour, en ce début d’années 1960.
Les Narcisses noirs
Un peu plus de dix ans auparavant, Deborah Kerr campe Sœur Clodagh dans le Narcisse noir face à la sulfureuse Kathleen Byron, qui, elle, laissera la bride au cou à ses désirs sexuels et mortifères. Déjà, à l’époque, Deborah Kerr ne parvenait nullement à endiguer les passions derrière les protections de papier de la morale dogmatique – c’est encore le cas dans Les Innocents, avec ici le désir de maternité encore plus fortement affirmé. Tout est question de cadre rigide dans Les Innocents : derrière ce cadre propre et net, et des mouvements sinueux, tortueux qui se dessinent en arrière-plan, qui suintent et sourdent.
Ce tableau aux mouvements dissimulés est l’œuvre du chef opérateur Freddie Francis, chantre de la Hammer, justement, et qui crée ici un univers diamétralement opposé. Il utilise notamment une technique appelée le deep focus, qui lui permet de détacher avec précision tous les éléments de l’image, à l’arrière comme à l’avant-plan. Freddie Francis compose de véritables tableaux, précis et délicats, au spectateur de les déchiffrer : à lui de lire ces cadrages subtils, aux bords floutés, ces compositions originales où deux protagonistes se trouvent aux deux bords d’un large cinémascope, au lieu d’être au centre… Jack Clayton, quant à lui, a marqué Francis et le monteur Jim Clark par son perfectionnisme, ses attentes terriblement précises, et les colères homériques qui suivaient si tout n’allait pas dans son sens – un perfectionnisme qui nuira considérablement à sa carrière, lui collant l’étiquette de « réalisateur difficile », mais qui permit la création de ces Innocents esthétiquement parfaits.
Des innocents qui n’en ont, bien sûr, que le nom : comme dans Le Village des damnés de Wolf Rilla, sorti l’année d’avant, il s’agit de jouer sur une ambiguïté profonde, de découvrir avec une horreur d’autant plus forte que la révélation est sinueuse, labyrinthique, que l’image même de l’innocence, de la pureté, peut dissimuler les pires épouvantes. Tout cela renvoie évidemment à l’univers d’Henry James, auteur de la nouvelle Le Tour d’écrou, à l’origine du film. James excelle dans la création précise, placide d’un univers clos comme un jardin à l’anglaise, délicat et élégant, respectant les lignes, les proportions et les normes… et dans les sous-bois duquel se meut une faune avide, incontrôlable. Cette image du jardin est, on l’a déjà fortement souligné, omniprésente : le jardin extérieur est structuré en ligne (roseaux, saules, vastes étendues herbeuses), comme un cadre, le jardin intérieur de la serre ploie sous la déliquescence avec des plantes lourdes, courbées, pesantes, végétation envahissante et semblant douée de la volonté de s’échapper du cadre. Les Innocents est un film du foisonnement des formes, d’une approche précise et perfectionniste de la géométrie de l’image : comme chez Greenaway (tout particulièrement dans Meurtre dans un jardin anglais), le tableau est sublime, et la mort qui s’y dissimule d’autant plus implacable.
Travail de perfectionniste, alliance de talents formidables, Les Innocents parvient à donner une contrepartie exacte, cinématographique de ses atermoiements moraux de ses protagonistes à l’écran. Engoncé dans une étouffante demeure façon Roderick Usher, Les Innocents est un film gothique au sens du roman gothique : déterminé à fouiller les âmes, quitte à y découvrir les plus sombres ténèbres. Qu’on s’étonne alors que, un demi-siècle après, le film demeure l’un des plus terrifiants jamais tournés.
Annexe : Les Innocents, par Georges Auric
Georges Auric : compositeur français né à Lodève en 1899 et décédé en 1983 à Paris, a fréquenté l’intelligentsia avant-gardiste et tapageuse du Paris des Années Folles (Darius Milhaud, Erik Satie, Jean Cocteau, Arthur Honegger, Francis Poulenc). Enfant doué, mélodiste empli de grâce, pourvoyeur d’harmonies franches, claires et de constructions pures, il a rejoint tous ceux qui refusaient les brumes wagnériennes et expressionnistes, se réclamant de Chabrier, Ravel, Debussy et du grand mentor Stravinsky. L’histoire de la musique retient son nom pour être un des membres fondateurs du Groupe des Six, association inspirée par Satie et composée, outre Georges Auric, d’Arthur Honegger, de Germaine Tailleferre, de Francis Poulenc, de Louis Durey, de Darius Milhaud.
Ses musiques de film l’ont rendu célèbre, dans ses collaborations prestigieuses avec Allégret (Le Lac aux dames, Orage), avec René Clair (À nous la liberté), sans oublier Cocteau (Le Sang d’un poète, La Belle et la Bête, Orphée), John Huston (Moulin Rouge), ou encore Max Ophüls (Lola Montès), Clouzot (Le Salaire de la peur) et Oury (La Grande Vadrouille). Spécialiste de la musique de ballet et de la musique de scène, les arcanes de la scénographie n’avaient aucun secret pour celui qui dirigea la SACEM et qui eut l’occasion de briller par ses talents littéraires et son style plein de vie ; ses contributions dans Marianne, Paris-Soir et aux Nouvelles littéraires, ont confirmé cet autre talent. Il est aussi celui qui dactylographia Le Bal du comte d’Orgel de Radiguet, son ami.
Dans Les Innocents, la chanson « O Willow Waly », que l’on croirait issue du folklore irlandais ou gaélique, et qui s’en inspire, à l’image de la chanson de Desdémone avant son meurtre dans l’opéra Otello de Verdi, est bel et bien une création originale d’Auric : il a su capter l’auditeur et le spectateur dans cette mélodie lancinante, à l’inquiétante étrangeté teintée d’une innocence que l’on sait, à juste titre, menacée. Sous les apparences d’une berceuse, d’une complainte, on entend les frémissements inquiets de l’enfance en souffrance. Les caractéristiques de la musique d’Auric sont là résumées : clarté, simplicité, efficacité. Les grands compositeurs de musique de film se reconnaissent à ces qualités.
Remarque amusante : le meme internet « The Slender Man », sorte de croque-mitaine inventé de toutes pièces comme s’il s’agissait d’une vieille légende, a donné lieu à de multiples avatars plus ou moins commerciaux. Un jeu vidéo, Slender: the Arrival, adapté de cette nouvelle légende urbaine, s’ouvre sur la chanson de Georges Auric, décidément faite pour hanter ceux qui l’écoutent…