Adaptation minutieuse du roman phénomène de la très jeune Françoise Sagan, cette variation d’Otto Preminger, l’un des plus grands maîtres du film noir psychologique hollywoodien, ne restitue pas toute la dimension cérébrale et mélancolique de l’œuvre originale. Pourtant, au-delà d’une représentation de la France un brin exotique (luxe, raffinement et farniente), se dessine la prise de conscience cruelle d’une adolescente à qui tout pourrait réussir et qui se révèle soudainement à la vacuité de ses croyances.
« Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C’est un sentiment si complet, si égoïste que j’en ai presque honte alors que la tristesse m’a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l’ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd’hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres. » C’est par ces quelques phrases que commençait l’un des romans phares des années 1950, œuvre d’une adolescente de dix-sept ans qui impressionnait par la maturité – un brin affectée – de son écriture. Françoise Sagan, qui allait devenir les décennies suivantes une figure incontournable du paysage médiatique français, n’aura même pas eu besoin d’attendre les excès pour intéresser Hollywood. Si on a finalement peu retenu l’adaptation empesée d’Aimez-vous Brahms ? par Anatole Litvak avec Ingrid Bergman, Bonjour tristesse, quant à lui, fit l’objet d’une adaptation médiatisée, seulement trois ans après la parution dans les librairies du roman à succès. Aux commandes de ce projet, Otto Preminger, l’un des maîtres du film noir hollywoodien, se positionne là où on ne l’attendait pas. Alors qu’il aurait été plus aisé d’imaginer Vincente Minnelli en metteur en scène de ce drame feutré et élégant, le réalisateur d’Un si doux visage est pourtant loin d’être dénué d’atouts lorsqu’il s’agit de donner corps à l’impétuosité égoïste des sentiments.
À l’image du roman qui revêtait les spécificités du journal intime, l’adaptation de Preminger adopte le point de vue de Cécile, belle adolescente de dix-sept ans. Issue d’un milieu très privilégié où l’oisiveté est une composante essentielle du quotidien, elle entretient avec son père, un dandy joueur et un brin immature, une relation fusionnelle. Depuis le décès précoce de la mère, l’homme n’a jamais vraiment refait sa vie, se contentant de très nombreuses aventures, et ne bouscule aucunement Cécile pour qu’elle réussisse ses études. L’arrivée d’Anne, ancienne amie de la mère défunte, dans la somptueuse maison de vacances où la famille passe l’été, vient bouleverser le quotidien de Cécile qu’on invite progressivement à reprendre le rôle de fille. Alors qu’elle considérait faire déjà partie du monde des adultes, elle doit pour la première fois se livrer à certains nombres d’examens prouvant qu’elle a le sens des responsabilités prétendu. L’œuvre se situe à ce point de rupture, à cette prise de conscience qui jette un voile épais sur l’insouciance de l’enfance. Alternant flash-back et retour au présent, le film oppose aux scènes où la lucidité et le désenchantement ont pris le dessus (en noir et blanc, forcément) le reste d’un récit où le poids d’une indicible culpabilité n’existait pas encore (en technicolor flamboyant, évidemment).
Plutôt que de rendre compte de la dimension mélancolique de l’écriture de Sagan, Preminger va préférer mettre en scène le personnage de Cécile de telle manière qu’il semble nous échapper en permanence. Plus préoccupée par son image à laquelle Jean Seberg prête ses magnifiques traits, Cécile ne cesse de s’agiter dans l’espoir fou que le passé soit toujours le présent, que l’avenir ne mette jamais en péril ce qui est acquis, surtout sa relation avec son père. Pour ce faire, Preminger n’a pas lésiné sur les effets pour donner au passé toute la splendeur idéalisée. Mais des décors somptueux (Paris, la Riviera), le réalisateur ne se contente pas d’en faire une toile de fond, un décorum susceptible de satisfaire les exigences d’un Studio soucieux de répondre aux attentes d’un public en mal d’exotisme. Ce luxe et cette aisance financière font partie intégrante des affaires de la petite famille, des enjeux affectifs qui régissent les relations entre chaque personnage, tout comme ils organisent le quotidien, de fêtes (où le père se rapproche d’Anne) en sorties au casino (où la relation entre les deux adultes commence). La villa de vacances devient également un terrain de jeu, le théâtre d’histoires qui se font ou se défont pitoyablement, guidées soit par le conservatisme d’une nouvelle belle-mère, soit par la jalousie maladie d’une belle-fille.
Les férus de psychanalyse (et pas seulement) y verront un complexe d’Électre bien mal digéré. Mais Preminger, à la différence d’un Minnelli justement, ne s’encombre pas excessivement de cette question-là et préfère, au contraire, faire du passé une sorte de paradis perdu dont l’insoupçonnable beauté ne se révèle que bien après, une fois qu’il est trop tard. Pour soutenir cette réalisation stylisée, pas toujours très fidèle de l’esprit du roman initial, le réalisateur s’est adjoint les services d’acteurs au diapason : face au charme naturel de Jean Seberg, Deborah Kerr est un condensé détonnant d’élégance et de raideur. Entre ces deux personnages duels, David Niven compose avec un flegme naturel un père immature totalement dépassé par les enjeux qui se trament sous son nez tandis que Mylène Demongeot joue la pin-up. Si Otto Preminger s’est imposé dans le cœur des cinéphiles avec d’autres films (Laura, Autopsie d’un meurtre), la reprise en salles de cette adaptation de Bonjour tristesse se pose quoi qu’il en soit comme une curiosité à redécouvrir.