On ne salue jamais assez le travail d’édition effectué par la collection « Deux films de… » des Cahiers, qui présentent judicieusement des couples d’œuvres inédites de cinéastes. Presque quinze ans après leur sortie en salles, l’édition de Nowhere et The Doom Generation s’inscrit dans une volonté d’hommage à Gregg Araki, malgré la pauvreté flagrante des suppléments, qui atteste de son caractère encore partiel.
Pourquoi la réédition de ces deux films a‑t-elle de quoi provoquer un certain émoi chez les profans du cinéaste ? Tout d’abord pour la simple raison que la plupart des films de Gregg Araki (hormis les plus récents, tel Mysterious Skin, Smiley Face) sont longtemps restés difficilement visionnables, le tirage DVD étant épuisé ou inexistant, et renforçant l’aura d’indépendance du cinéaste. L’édition de Nowhere et The Doom Generation s’impose alors comme un beau moyen de remonter à la naissance d’une véritable personnalité cinématographique, dont le trop sage paysage américain manquait cruellement. Les deux films font en effet partie d’une trilogie entamée avec Totally F**** up – celle de la « Teen Apocalypse » – généralement expliquée sous la formule d’un « Beverly Hills revu et corrigé sous acide ». Ici, l’adolescence américaine n’a plus vraiment de barrières morales ou sexuelles, comme plantée au milieu de nulle part, ou vouée au néant.
Savant cocktail de sexe, drogues, cavale meurtrière et fin du monde, les deux films s’amusent avec les codes des traditionnels teen movies, pour mieux les décoincer, et poser une vision singulière, mélancolique, et déjantée de la jeunesse américaine. Ce même fond de vitriol semble pourtant servir, pour chaque film, des intentions à la fois différentes et complémentaires, ainsi que des structures autonomes. Nowhere obéit ainsi à une quête précise : celle menée par Dark Smith (alias James Duval), 18 ans, hanté par la fin du monde et la recherche de l’amour absolu et malmené comme il est par sa sulfureuse copine volage et nymphomane. Entre crise existentielle, romantisme adolescent et meurtre à la sauce tomate, le film affiche clairement son entreprise cynique de décodification américaine. Dans ce Los Angeles sous ecsta, les signes ne sont jamais entendus ou compris, alors qu’ils sont vus, tel le panneau de circulation « God help me », les personnages luttant avec insouciance contre ces repères qui constituent habilement une intrigue fictive, policière, et un décor moral détourné. Détourné, le film l’est surtout dans son casting, bénéficiant d’une palette de jeunes acteurs de qualité (Rose McGowan, Heather Graham, Christina Applegate) loin de leurs futurs rôles, avec notamment une Chiara Mastroianni en lesbienne sado-maso et un Ryan Philippe accroc à la défonce et au sexe.
Drogues et romantisme composent également la trame plus sanglante de The Doom Generation. Le couple James Duval / Rose McGowan se retrouve encombré du séduisant Jonathon Schaech (« Xavier Red ») qui les embarque dans une cavale meurtrière tout en essayant d’initier le jeune couple aux joies du triolisme. Leur romantisme naïf est émietté par ce ténébreux personnage, qui n’hésite pas non plus à faire sauter quelques têtes sur son passage. Même les gentils, chez Gregg Araki, deviennent donc des proies faciles, faisant de ce couple déluré les martyrs d’une Amérique schizophrène, shootée à la décadence et au puritanisme. Cette mise à mort de l’American Way of Life trouve cependant dans TDG un traitement cinématographique plus affirmé, le décor affichant dès le générique stroboscopique un chaleureux « Welcome to hell », tandis que le couple affronte durant sa cavale une horde de personnages qui confond la belle Amy Blue avec un chaton sur le retour. La théorie du complot signe, dès ces deux films, l’empreinte du cinéma de Gregg Araki, mais constitue également son aspect le plus jubilatoire, ornant chaque film d’une photographie aux teintes « pop », et d’une ambiance à la fois démente et désertique. On pourrait d’ailleurs voir dans TDG une réplique ironique de Nowhere, tant la bisexualité et l’homosexualité s’y trouvent mises à mal jusqu’à l’émasculation finale de James Duval par un groupe de néo-nazis allemands. C’est donc presque malgré lui que TDG représente le « premier film hétérosexuel de Gregg Araki », comme l’indique son générique.
La réédition de ce « couple » de films constitue une manière judicieuse de revisiter les débuts de ce cinéaste et les bases de son cinéma singulier, jubilatoire et sexuel. On regrettera simplement la quasi-inexistence de suppléments. Figurent seulement sur chaque disque les critiques des Cahiers, auxquels s’ajoute un joli portrait du cinéaste par Bérénice Reynaud, ainsi que l’article Un romantisme de nulle part de Jean-Sébastien Chauvin. On aurait pourtant préféré des interviews, des entretiens, mais ne poussons pas autant l’exigence. Nous détenons déjà la belle promesse d’une revulgarisation amplement méritée de ce cinéaste.