Avec ses deux derniers films, Mysterious Skin et Smiley Face, Gregg Araki s’était un peu enfermé dans des récits à tonalité plus classique et avait un peu perdu de cette verve anticonformiste qui faisait la force de ses premiers films, The Doom Generation et Nowhere en tête. Avec Kaboom, lauréat de la Queer Palm au dernier festival de Cannes, il renoue avec un univers pop totalement déjanté où tous les excès sont permis et rend un hommage aussi modeste qu’amusé à l’un de ses maîtres, David Lynch.
Gregg Araki, c’est un peu un cas à part dans la production américaine. Cinéaste underground à la fin des années 1980 et au début des années 1990, il a toujours fait preuve d’un intérêt particulier pour l’adolescence, tourment apocalyptique auquel il a choisi de consacrer une trilogie entière, dont le fameux Nowhere, décrit par l’intéressé lui-même comme un épisode de Beverly Hills sous acides. Après une pause de quelques années, le réalisateur revient en 2005 avec Mysterious Skin, film étrange et mélancolique qui aborde le thème délicat de la pédophilie. Mais voilà, en cours de route, Gregg Araki s’est assagi : son univers se fait moins pop, son récit plus balisé, ce qui lui vaut, paradoxalement ou non, une reconnaissance critique et publique dont il était plutôt privé jusqu’ici. Les choses ne vont malheureusement pas en s’arrangeant avec son film suivant, Smiley Face, farce légère et vaguement inconsistante qui vaut surtout pour l’abattage de son actrice principale, Anna Faris. C’est dire qu’on attendait le dernier film d’Araki avec une légère circonspection, même si celui-ci est reparti du festival de Cannes auréolé d’une première Queer Palm assez médiatisée.
Comme dans ses précédents films, Kaboom aborde la question du complot, de la transformation physique, de l’inconscient mais reste avant tout une réflexion amusée et décomplexée sur le genre et les étiquettes sexuelles, ce qui fait d’Araki l’un des cinéastes queer les plus connus, au même titre qu’un John Waters dans les années 1970 et 1980. Smith et Stella sont deux adolescents qui errent dans les couloirs d’un campus typiquement américain, en quête de nouvelles histoires d’amour (ou sexuelles). Stella n’a d’yeux que pour la troublante Lorelei tandis que Smith couche avec la jolie London (sortie de sosie de la chanteuse pop Ke$ha) tout en fantasmant sur son colocataire, caricature du surfeur écervelé. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si Smith n’était pas perturbé par un improbable rêve dans lequel d’énigmatiques adolescentes apparaissent en lui indiquant une porte derrière laquelle se trouve une bien étrange boîte orange. C’est alors que les apparitions mystérieuses se multiplient, de jeunes femmes au destin tragique aux individus masqués à la mode INLAND EMPIRE de David Lynch, rendant encore plus poreuse la frontière entre le rêve et le fantasme.
En quelque sorte, Kaboom est un peu la synthèse presque parfaite de Mysterious Skin et Nowhere. Au faîte d’une maturité qui lui permet de proposer un montage délirant où toutes les lectures possibles semblent soudainement s’offrir au spectateur, Gregg Araki renoue avec l’univers psychédélique de ses premiers films (qui étaient néanmoins beaucoup plus torturés) pour donner à Kaboom cette dimension à la fois euphorique et subversive qui semblaient s’être atténuée dans ses deux derniers films. Ode décomplexée aux plaisirs du corps, le film se refuse à toutes les étiquettes : gay, hétéro ou bi, chaque personnage semble réfuter toute appartenance à une orientation sexuelle et fait de son corps un instrument politique, seul capable de discréditer un ordre patriarcal totalement désuet où seule la question de la filiation compterait.
Dans Kaboom, la question du désir est souvent synonyme de paranoïa mais le plaisir se double toujours d’un romantisme modernisé où la rencontre avec l’autre ne passe pas obligatoirement par l’engagement. La définition du couple est évacuée pour laisser place à une quête plus morbide où le rapport à l’autre pose un jeu de miroir qui permet de désamorcer les désirs les plus refoulés. Dans cette quête introspective mais toujours amusée, le réalisateur multiplie les hommages : si on pense bien évidemment aux personnages fantasmagoriques de De Palma (les jumelles, les corps-fantasmes), on ne peut évidemment pas occulter la forte prégnance du cinéma de David Lynch. Le réalisateur cite volontiers Twin Peaks mais on est tenté de penser à l’ensemble de sa filmographie, d’INLAND EMPIRE à l’univers pop de Blue Velvet en passant par la dimension iconoclaste de Mulholland Drive. Avec son final totalement délirant, au point de suspecter le réalisateur de l’avoir écrit sous l’effet d’une substance inconnue, Kaboom est une jolie profession de foi envers le cinéma en donnant au fantasme (sexuel ou non) le pouvoir des utopies politiques.