Publié en janvier 2021 par De l’incidence éditeur et les Éditions du Centre Pompidou, Kelly Reichardt, L’Amérique retraversée de Judith Revault d’Allonnes accompagne la rétrospective consacrée à Kelly Reichardt et l’installation qu’elle a réalisée à cette occasion. Après un report, pandémie oblige, elles seront présentées au Centre Pompidou du 14 au 24 octobre.
Avec ce premier ouvrage en français consacré à Kelly Reichardt, Judith Revault d’Allonnes invite le lecteur à une traversée passionnante de l’œuvre de la cinéaste américaine. Conçu en trois parties complémentaires, il rassemble un essai, divers documents de travail de la réalisatrice (extraits de ses carnets de notes, photos de repérages, storyboards, découpages…) ainsi que trois entretiens. Après avoir évoqué les « chronologies » de la filmographie de Kelly Reichardt, Judith Revault d’Allonnes livre une analyse sur les spécificités de cette œuvre qu’elle explore à travers de multiples angles thématiques, à la fois du point de vue de son contenu, de sa forme et de ses processus de fabrication. Tout au long du texte, ses réflexions résonnent avec la « matière première » des documents de travail et les entretiens de la réalisatrice.
Déconstructions
Comme l’indique le titre, Judith Revault d’Allonnes part de l’idée d’une « retraversée » de l’Amérique par le cinéma de Kelly Reichardt, que l’autrice entend comme une façon nouvelle d’approcher et de représenter le territoire, l’histoire et le cinéma américains. Les films de la cinéaste entretiennent un lien très fort au territoire ; ses personnages ne cessent de le parcourir dans l’espoir et la recherche, plus ou moins explicites, « d’une libération » et d’un recommencement à zéro. Or, ce mouvement, qui renvoie naturellement au rêve américain et au mythe de la Frontière, « du continent sauvage originel investi comme une utopie et une terre promise », subit chez Reichardt un affaiblissement qui lui fait perdre son sens. C’est le cas par exemple de la fausse cavale de Cozy et Lee dans River of Grass, de l’errance de Wendy dans Wendy & Lucy, ou encore de l’égarement des pionniers de La Dernière piste.
Ce processus de désillusionnement, de détournement du rêve américain que les films déploient, va de pair avec un geste que Judith Revault d’Allonnes qualifie d’« archéologique » et que la séquence d’ouverture de First Cow métaphorise de façon exemplaire : après un prologue contemporain où une promeneuse avec son chien découvrent les squelettes de deux cadavres au bord du fleuve Columbia, nous plongeons dans le temps des premiers trappeurs et du capitalisme naissant. De façon souvent plus discrète, les films de Kelly Reichardt opèrent des « glissements temporels » en cherchant à révéler les traces invisibilisées du passé et à relier entre elles différentes temporalités. Comme l’évoque l’autrice dans son chapitre sur les « contrastes », Kelly Reichardt conjugue les petits récits à la grande Histoire pour aborder les mythes fondateurs de l’Amérique de points de vue différents, loin de l’image idéalisée à laquelle ils ont souvent été associés. Parallèlement à ce mouvement, son cinéma cherche aussi à révéler les « déliquescences » de l’Amérique contemporaine : « la dégradation (…) de l’environnement, du lien social, le déclassement des personnages ». Dans un chapitre consacré à « l’économie relationnelle » des films de Kelly Reichardt, Judith Revault d’Allonnes remarque que les personnages, souvent esseulés, évoluent dans une société individualiste où règne la domination de l’homme sur la nature, tandis que les liens sociaux et familiaux se délitent. Face à la cruauté des hommes, l’animal, notamment la chienne Lucy, vient souvent apporter la part d’affection et d’humanité qui manque aux hommes.
En même temps qu’elle retraverse l’Amérique pour déconstruire ses mythes fondateurs, Kelly Reichardt met aussi à l’épreuve le cinéma de son pays. River of Grass, Wendy & Lucy ou Old Joy s’apparentent à des road movies, tout comme La Dernière piste constitue un western. Ils se détachent cependant des motifs habituels de ces archétypes (le lecteur trouvera d’ailleurs plusieurs références sur les influences de Kelly Reichardt dans le chapitre consacré aux genres, et aussi dans ses entretiens). Judith Revault d’Allonnes précise que tout en s’imprégnant du cinéma de genre qui fait partie intégrante de l’imaginaire américain, la cinéaste cherche à le mettre « à l’épreuve du réel, à l’ouvrir au différent, à l’incertain, au fragile. »
Cinéaste de l’anti-spectaculaire, la construction de ses récits passe par la restitution du quotidien des personnages, en filmant minutieusement les gestes et les objets. C’est le cas dans Wendy et Lucy où le récit se déploie principalement à travers l’enchaînement des actions que Wendy entreprend pour survivre ; dans La Dernière piste, où Kelly Reichardt filme le quotidien pénible des pionniers au cours de leur voyage ; ou encore dans Night Moves, qui suit les détails préparatifs d’une opération d’explosion d’un barrage et le travail dans une ferme écologique. L’autrice développe aussi l’idée, évoquée par Reichardt dans un entretien, d’un « parallélisme entre l’histoire racontée et le processus filmique » : parmi les documents de travail, on découvre aussi des photos de repérage avec une palefrenière qui a appris à Lily Gladstone à effectuer les tâches quotidiennes de l’écurie, qu’elle réalisait vraiment pendant le tournage de Certaines femmes.
« To make the space tell the story »
Le rapport à l’espace est lui aussi un élément central dans la mise en scène de Kelly Reichardt. Influencée notamment par Peter Hutton, réalisateur « de films de paysages » et ex-collègue de Kelly Reichardt au Bard College où elle enseigne, elle cherche à raconter l’histoire à travers l’espace : « To make the space tell the story » dit-elle, « being in places long enough to really see them. Really see. ». Le paysage déclenche souvent son envie de réaliser un film et nourrit ses scénarios, qu’elle co-écrit avec le romancier Jonathan Raymond (à l’exception de Certaines femmes). C’est aussi à partir des lieux, de leur contexte historique et géographique et de leurs problématiques actuelles, que la cinéaste conçoit ses personnages ; ils sont en quelque sorte leur reflet. Les photos de la deuxième partie du livre donnent une idée des longs repérages que la réalisatrice entreprend pour ses tournages.
L’analyse de Judith Revault d’Allonnes met aussi l’accent sur la dimension politique du travail de la cinéaste. Ses films privilégient l’ambiguïté aux lectures unilatérales et cherchent sans cesse à complexifier le regard que nous portons sur les autres, le monde contemporain et son histoire. Elle compare son approche à « l’art termite » que décrit le peintre et critique de cinéma Manny Farber, dont l’objet est de poser modestement des questions, sans chercher à donner des réponses globalisantes, à l’inverse de l’art « éléphant blanc », qui cherche à faire chef‑d’œuvre. En témoigne, entre autres, le rythme lent et contemplatif de ses films qui nous invite à faire l’expérience des situations, en se détachant de l’efficacité du récit ; ou encore, la dimension artisanale de son travail (qu’elle détaille également dans l’entretien accordé à Damien Bonelli). Comme l’exprime l’autrice, « ses fictions s’apparentent à des essais, à des travaux appartenant à une recherche au long cours d’honnêteté et de vérité ». L’ouvrage de Judith Revault d’Allonnes explore avec précision les rouages de cette recherche.