Il arrive fréquemment dans une revue que des films fassent l’objet de débats, voire même de désaccords. Loin d’être la marque de divergences insurmontables, ces derniers participent de la vitalité d’une rédaction, en cela que la confrontation des arguments permet en filigrane d’affiner le regard que chacun peut avoir sur une même œuvre, mais aussi de mieux préciser les contours d’une forme et des questions qu’elle soulève. First Cow, on ne s’en est pas caché, comme en témoigne le « premier regard » posé sur le film en février dernier, a déçu certains reichardtiens de Critikat, alors même que la revue avait jusqu’ici défendu tous les films de la cinéaste. Reste que d’autres voix, tout aussi nombreuses, sinon plus, ne l’entendent pas de cette oreille. La parole est donc à la défense.
Josué Morel
La beauté de First Cow tient en grande partie à son caractère de film liquide. Si Certaines femmes s’ouvrait sur le lointain passage d’un train, First Cow, quant à lui, suit le sillage d’un navire marchand remontant le fleuve Columbia à contre-courant. Par ce choix pictural, Kelly Reichardt se place d’emblée sous la houlette de Peter Hutton, à qui elle dédie le film. La référence à ce grand cinéaste de paysages aquatiques, qui a notamment filmé trois étapes de la vie d’un porte-conteneurs dans At Sea, donne un premier indice sur la dimension liquide du film, tout en permettant à Reichardt d’affirmer son affiliation à un cinéma du paysage et de la durée, et, comme l’écrivait Josué Morel, de figurer le trajet du film : « remonter le cours de l’Histoire, et exhumer ses fantômes ». Au cœur de cette histoire d’amitié dans l’Oregon des années 1820 entre un cuisinier mutique, surnommé Cookie (John Magaro), et un immigré chinois en fuite, King-Lu (Orion Lee), le motif liquide agit comme un lien secret. Il irrigue toutes les strates du récit, de l’arrivée de la vache sur la rivière au lait que l’animal produit, en passant par l’huile dans laquelle Cookie fait frire ses beignets. Même la terre que foulent les personnages, dans cet État forestier au climat hivernal humide, est gorgée d’eau, et la caméra filme d’ailleurs souvent au niveau du sol, tandis que la bande-son fait entendre une myriade de bruits mouillés : éclaboussures, crissements, claquements étouffés de bottes boueuses, etc. La mise en scène s’appuie ainsi sur une série de trouvailles autour de ce motif, comme dans une scène magnifique, située dans le premier quart du récit. Alors que Cookie parvient enfin, après plusieurs essais infructueux, à attraper un saumon à l’aide d’une épuisette, il aperçoit King-Lu qui s’éloigne en nageant. Le découpage soustrait à la petite épiphanie du poisson pêché, promesse d’un repas convoité, le vrai désir du personnage : accéder à l’insaisissable King-Lu. D’un plan à l’autre (du saumon attrapé à King-Lu relâché), c’est bien l’eau et son bruit blanc qui font office de lien, dans cette Amérique où la nature est encore loin d’avoir été complètement conquise.
Vols de nuit
L’essence du cinéma indépendant que défend Reichardt contre Hollywood se situe notamment dans le refus total d’une efficacité mécanique. Ses films se remplissent de vide, de longueurs et de personnages qui ne savent pas ce qu’ils veulent – ils respirent en somme d’une façon singulière, qui contribue à faire de Reichardt une cinéaste précieuse et atypique dans le champ du cinéma américain. L’amitié de Cookie et King-Lu, même lorsqu’elle est déséquilibrée (King-Lu prenant davantage de décisions, souvent mauvaises), ne connaît ainsi pas d’obstacle fabriqué, elle existe simplement, inébranlable. Ce calme apparent n’est toutefois pas dépourvu de péripéties, que Reichardt met en scène d’une façon rappelant l’accident de voiture d’une paradoxale sérénité qui concluait la dernière partie de Certaines femmes. Les multiples scènes de « vol » de First Cow prennent ainsi la forme de conciliabules nocturnes entre Cookie et la vache. Il lui chuchote la teneur des recettes qu’il concocte avec son lait, la caresse, et elle semble parfaitement apaisée. La tension du larcin se voit ainsi contrebalancée par la douceur, dans ce qui devient une routine poétique : King-Lu perché sur un arbre, qui observe au loin la maison et les lueurs des lampes à pétrole aux fenêtres, tandis que Cookie trait l’animal, assis sur un tabouret. La grande originalité de conteuse de Reichardt se manifeste également dans l’une des acmés émotionnelles du film, étonnamment accordée à l’antagoniste principal du récit (l’agent de poste à qui appartient la vache). Perdu au milieu de l’Oregon, ce riche anglais goûte un beignet cuisiné par Cookie et se retrouve pris d’une immense émotion. L’homme évoque d’abord Londres, puis le quartier de South Kensington, et parvient enfin à citer la boulangerie d’où il est persuadé que provient cette saveur. Cookie, en contrechamp et avec un sourire, lui explique pourtant qu’il a appris sa recette à Boston. L’imprévisible émotion déclenchée par cet échange, qui continue encore un peu (l’homme demande à Cookie de lui citer le nom du boulanger qui l’a formé comme s’il allait le connaître, ce qui bien sûr n’est pas le cas) atteste bien de la finesse de la cinéaste : il existe bel et bien un rapport de force entre l’agent de poste debout, filmé en légère contre-plongée, et Cookie, agenouillé en plongée, qui n’a d’autre choix que de lever les yeux, mais Reichardt préfère transformer la scène de tension attendue en un bouleversant petit précis de réminiscence proustienne. Seul King-Lu redoute le conflit, et se cache dans un troisième plan – les deux romantiques ne font pas attention à lui.
Under the sycamore tree
C’est aussi de la bouche de cet homme que sont prononcés les mots « couleurs de Paris », à l’occasion d’une discussion sur la mode parisienne tenue avec un capitaine. L’incongruité de la conversation au milieu de cet environnement et la délectation fétichiste avec laquelle le personnage articule « couleurs de Paris » nous invite à nous pencher sur la belle dimension sonore du film. Outre les bruits liquides déjà abordés, la cinéaste prête une attention extrême aux voix et à la diction. Il y a un peu de David Lynch dans cette façon d’écouter, qui évoque ce que Thierry Jousse appelle « rêverie onomastique » à propos de Twin Peaks, et qui serait ici une rêverie sémantique. D’un plaisir sonore à l’autre, de ces « couleurs de Paris » bientôt répétées ironiquement par King-Lu, au « clafoutis » aux myrtilles que doit préparer Cookie, jusqu’à la scène où Lily Gladstone incarne une interprète d’une langue amérindienne auprès d’un chef autochtone, l’élocution des personnages témoigne d’une précision qui rappelle effectivement le plaisir d’entendre des noms comme ceux de « Lancelot Court » ou de « Blue Rose Cake » dans Twin Peaks. Le film s’achève d’ailleurs sur un jeu de mots, lorsque King-Lu s’allonge à côté de Cookie sous un arbre et murmure « we’ll go soon ». La double signification du verbe « partir », pratique et funèbre, renvoie immédiatement aux ossements découverts au présent dans la première scène. Le film peut désormais s’achever, sur une forme de suspension. Cet épilogue, certes attendu, prend une autre dimension lorsque l’on considère son hors-champ : l’homme sur le point d’abattre Cookie et King-Lu n’est pas n’importe qui, il s’agit de ce drôle de personnage imberbe et frêle travaillant pour l’agent de poste et qui, on le comprend, connaît depuis le début l’identité des voleurs de lait. Toujours en retrait, filmé derrière une fenêtre, chahuté par ses camarades, on devine qu’au fond, il ne veut pas donner la mort. La façon dont Reichardt esquisse en filigrane la trajectoire de ce Huckleburry Finn éteint et résigné est magnifique. Il pose la dernière pierre de l’édifice politique du film : la colonisation et les inégalités sociales sont particulièrement violentes lorsqu’elles s’opèrent dans une quiétude d’apparat.
Si First Cow n’est pas le meilleur film de Kelly Reichardt, comme on a parfois pu le lire, il n’en demeure pas moins une importante nouvelle entrée au sein de ce grand album d’Americana que constitue sa filmographie. De la Floride au Montana, jusqu’à l’Oregon (qui demeure son État de prédilection), la guitare électrique de William Tyler a remplacé celles de Yo la Tengo et Will Oldham, mais l’essence de ce cinéma indie reste inchangée : qu’il s’agisse d’amitiés ou de solitudes, de désespoir ou de mélancolie, des territoires sont traversés et des genres magnifiés.