Habituellement, la présence sur les écrans de ceux que nous appelons « fidèles compagnons », à savoir nos animaux domestiques, est l’occasion soit d’une loufoquerie éculée vouée à draguer l’approbation des plus jeunes spectateurs, soit d’une outrageuse mièvrerie qui réchauffe les pieds des sympathiques mamies retraitées, voire des deux mélangées pour le loisir de toute la famille.
C’est dire qu’un tel argument risque vite d’effrayer le spectateur adulte (ni puéril, ni grabataire, malgré son âge : un cas !) qui, pour un Balthazar chez Bresson ou pour une mort aussi sublime que celle du chien Mathieu dans La Joie de vivre, traîne dans ses souvenirs un lourd passif de roquets basketteurs, de kangourous sautillants et de chimpanzés en couches-culottes. Il arrive pourtant au genre de la comédie d’ouvrir une arche plus qu’honorable à toute cette ménagerie, de Hawks (le génial Monkey Business et son singe hilarant) aux frères Farrelly. Il faut donc lui indiquer, à ce spectateur, que Wendy & Lucy n’a rien à voir avec l’univers traumatisant de l’émission « 30 millions d’amis ». Ici, l’animal – une chienne placide qui partage le titre du film avec sa maîtresse – ne subit aucun mauvais traitement de la part des auteurs. Il ne lui est infligé ni le ridicule de la gaudriole, ni l’humiliation des bons sentiments ; ni les coups de fouet du cirque, ni l’obscénité anthropoïde.
Le titre annonce un couple et, par conséquent, la menace de sa séparation. Il s’en tient à ce que racontent tous les films de couple : l’histoire d’une affection amenée à se dépasser. Une affection véritable qui se base moins sur le transfert émotionnel de l’humain à l’animal, que sur un fonctionnement commun, une marche à deux qui a déjà trouvé son rythme et, par le manque de l’un, s’enraye. Le couple Wendy & Lucy accueille, comme tous les couples, ce mystérieux arrangement, cet accord tacite des ressemblances et des dissemblances, la confusion partielle d’individus en apparence très distincts. La différence, ici radicale, se joue carrément au niveau de l’espèce : de l’humain au canin. Autant dire qu’elle est maximale. Difficile d’imaginer plus grande hétérogénéité. La ressemblance, intime, est quant à elle indiquée par un mot de Wendy lorsqu’on l’interroge sur la race de sa chienne : « un croisement », la rencontre de deux formes, désormais mêlées en une chimère à mi-chemin. La jeune femme qu’interprète Michelle Williams, sous ses allures de garçonne, avec ses cheveux coupés court, sa tenue neutre et ses gestes rudes, semble elle aussi le résultat d’un croisement, un croisement entre le masculin et le féminin, du féminin sous le masculin. Un état intermédiaire, mal défini, une forme de bâtardise inclassable, hors de toute catégorie sociale, si ce n’est celle déjà bien étagée qui réunit l’ensemble des exclus, à l’image de ce groupe de marginaux piercés et réunis autour d’un feu de camp, croisés lors d’une courte escale.
Wendy, après avoir griffonné quelques chiffres fatidiques sur son carnet de voyage, en arrive au juste compte, un peu raide : il ne lui reste plus que 525 dollars. La dèche. À peine assez pour rejoindre l’Alaska, un ailleurs de l’Amérique où il lui semble qu’on puisse encore trouver du travail (dans le traitement des saumons) et se refaire une vie. Un projet réalisable si sa voiture avait bien voulu ne pas tomber en panne dans un coin paumé de l’Oregon, un bled où « tout est réglé », où comme partout ailleurs « on ne trouve pas de boulot sans boulot », « on ne trouve pas d’adresse sans adresse », ainsi que le lui confie le surveillant du parking où sa vieille Honda a rendu l’âme. Résignée à attendre l’ouverture incertaine du garage, elle en profite pour se décrasser à la station service la plus proche et nourrir sa chienne. Manque de bol : à court de croquettes, elle se fait pincer, par un employé zélé du supermarché, en train de voler sa pâtée. Embarquée par la police, elle est contrainte d’abandonner son animal quelques heures. Ce qui devait arriver arrive : quand Wendy sort enfin du poste et revient sur les lieux du crime, elle constate que Lucy a disparu.
Pour en arriver à ce stade, s’enchaînent toute une suite de contraintes tétanisantes. Wendy ne peut plus avancer : elle s’enfonce au creux de la cuvette provinciale alors que son argent, lui, continue de filer – l’amende au poste de police, la réparation de la voiture. Le film s’installe dans une étape forcée du road-movie qu’il aurait pu être, où le seul enjeu, pour l’héroïne, consiste à réunir les conditions nécessaires à son départ, à la poursuite de sa destination (du bonheur ?). Elle doit dénouer seule toute cette pelote d’empêchements avec les moyens du bord : les conseils du vieux vigile qui reste planté sur son parking toute la journée, quelques sacs plastiques, des canettes vides, un oreiller et un vieux morceau de carton sur lequel s’allonger. Mais le comble de l’interruption, aussi étrange que cela puisse paraître, c’est la disparition de sa chienne : tout son fonctionnement en est altéré, son « agencement » s’écroule (comme dirait Deleuze, qui parle justement de ce peu d’éléments sur lesquels repose un monde). Sans elle, elle semble ne plus pouvoir continuer son parcours et la recherche du chien devient un point aussi fondamental, pour continuer à mettre un pied devant l’autre, que la réparation de sa voiture. Son monde tient à cela, à cette pauvre bête muette, pas même jolie. Une grande part de la beauté du film réside dans cette obstination de Wendy à épuiser toutes les pistes pour finalement se résoudre à changer d’agencement, de disposition, de monde, de fonctionnement, comme l’ultime conséquence de sa volonté d’une vie nouvelle, avec douleur et acharnement. Wendy & Lucy est, à sa façon, un récit d’apprentissage.
Cette façon, on la connaît un peu, tout du moins depuis Old Joy, le précédent long métrage de la cinéaste américaine Kelly Reichardt et seul diffusé en France à ce jour (Wendy & Lucy est déjà son cinquième film). Il s’agit d’une apesanteur « zen », un courant d’air insufflé à des récits minimaux, les remuant d’une manière très douce, ainsi que l’air d’été se glissant entre les rideaux d’une fenêtre entrouverte. Une brise de mélancolie et de confraternité, où les êtres se déplacent dans une conscience accrue du temps qui passe. Cette façon réside également dans une attention aiguë portée à l’environnement (la nature, les gens, le « décor »), à ces choses très simples, élémentaires, qu’on a perdues et dont on voudrait un temps retrouver les premières impressions. Il y a quelque chose de la marche initiatique « lo-fi » dans les films de Reichardt : un voile à percer en forme de parcours, de marche, débouchant sur cette « vieille joie » provisoire – là, une source thermale en pleine forêt, ici, la bonne entente entre l’homme et l’animal – qu’on redécouvre avec plaisir et un peu d’amertume, dans la mesure où l’on sait qu’il faudra bientôt s’en séparer. C’est ce qui fait le charme si particulier, intensément « indy », du cinéma de Reichardt : l’appropriation de gestes, de sentiments, comme s’ils arrivaient de très loin et, par là, promettaient une ère nouvelle. Une ère nouvelle et déjà mélancolique puisque directement issue d’un passé intime, d’une enfance de l’humanité dont nous garderions tous le vague souvenir physique, ce qu’on appelle communément la « sensation ».
Une façon qu’on pourrait appeler délicatesse, mais aussi rééducation. Son intérêt se porte, dans ces deux films, à une forme intermédiaire d’humanité déclassée, délaissée par l’avancée du monde, une humanité dépossédée (de sa jeunesse, de ses biens, de son travail, du bonheur) qui se trouve à un âge où elle doit tout reprendre, en revenir aux fondamentaux : les gestes primitifs, les actes les plus simples. Commencer par le commencement, ça veut peut-être dire : voire où l’on en est avec l’animal, se demander si une fusion reste encore possible ou même désirable, si nous pouvons encore les intégrer à notre destin d’humains. Au-delà de cette considération, le parcours de Wendy pour faire tourner sa machine – celle du renouveau – lui fait croiser, par toutes ses rencontres, un visage de l’Amérique comme à peine sortie de la catastrophe, de la queue du cyclone : les petits employés du bas de l’échelle, les invalides, les clochards, les marginaux, les fous. Un pays frappé de plein fouet – les délocalisations, le chômage, la concurrence – qui entame sa convalescence, se remet à peine du traumatisme et redémarre doucement, par les petits gestes d’une solidarité de base, qu’on conquiert avec difficulté tant on en avait jusque là perdu l’usage. Ainsi, dès que Wendy lève un temps la tête de l’attention exclusive qu’elle porte à sa chienne Lucy, elle croise des visages à la fois inquiétants – les dents de vampire tatouées sur les visages d’un des marginaux interprété par le musicien folk Will Oldham – et passeurs, malgré tout, d’une bienveillance minimale, de la seule aide qui puisse se porter en un monde aussi hostile et verrouillé, celle d’individus isolés dont la route se croise pour un instant où il devient vital de déposer chez l’autre quelque chose de soi. C’est là tout l’humanisme de Wendy & Lucy.