Depuis 1994, et plus particulièrement la découverte d’Old Joy en 2006, Kelly Reichardt bâtit une œuvre qui n’a cessé de gagner en ampleur et en cohérence, jusqu’à First Cow, l’un des derniers films à avoir été projetés en salles aux États-Unis avant leur fermeture pour cause de pandémie. Ce septième long-métrage – auquel s’ajoutent trois courts en Super 8 – délaisse la polyphonie retorse de Certaines Femmes pour un récit des origines enraciné dans un même terreau d’obsessions américaines. Comme dans les chansons de Springsteen, on acquiert vite chez Reichardt la certitude que l’immensité du territoire est un miroir aux alouettes, où viennent s’abîmer les espoirs de meilleurs lendemains. La comparaison s’arrête là : aucun héroïsme déçu ni anti-héroïsme ici, et peu de musique – même si l’on a parfois parlé de lo-fi à propos de cette esthétique –, mais plutôt un art du portrait d’une infinie délicatesse, qui décèle sur les visages de ses interprètes une vérité impossible à admettre pour leurs personnages. Dans une société où la valeur humaine se mesure strictement en termes économiques, aucune ligne de fuite n’est possible malgré les trompe‑l’œil offerts par le paysage. Un nomadisme à demeure, pourrait-on dire, est le sort qui échoit à ces Américains ordinaires, dont l’errance confine tragiquement au surplace. Or, de La Dernière piste à First Cow, les fictions micro-historiques de Reichardt confirment qu’il en allait déjà ainsi au temps de la conquête de l’Ouest, dans l’ombre de laquelle messianisme et capitalisme firent cause commune : c’est aux réprouvés de cet expansionnisme à marche forcée – et à leurs descendants d’aujourd’hui – que s’intéresse ce cinéma qui articule toute une série de trajectoires contrariées. Politique, il ne l’est pas seulement dans l’articulation de la relation des personnages à l’espace, mais aussi dans leur relation au temps, qui s’égrène au rythme des corvées quotidiennes, souvent dévolues aux femmes. Reichardt pose un regard tout aussi juste sur l’amitié masculine, qui transcende chez elle les lignes raciales (First Cow) mais ne survit pas aux différences de classe qui se creusent au fil des années (Old Joy). Malgré une empathie évidente, elle ne tombe jamais dans l’écueil de l’idéalisation, tentation d’autant plus forte face au déclassement, et n’oublie pas de montrer la part sinon d’opportunisme, du moins d’intéressement, consubstantielle à la nature humaine. C’est au nom du pragmatisme que se nouent certaines alliances, comme celles d’Emily et de l’Indien dans La Dernière piste ou de Cookie et Lu dans First Cow, qui s’associent pour traire la seule vache laitière du coin, à l’insu de son propriétaire. Pas davantage complaisante vis-à-vis des écoterroristes de Night Moves, la réalisatrice a parfois essuyé les reproches d’un public « progressiste » qui s’imaginait à tort pouvoir faire d’elle la porte-parole de ses préoccupations.
Fin novembre 2019, Kelly Reichardt nous a donné rendez-vous à Manhattan, dans un restaurant italien de Nolita. Il était question de se retrouver en mars à Portland, dans l’Oregon, mais le coronavirus en a décidé autrement. Cet entretien à cheval sur le monde d’avant et celui d’après a été finalisé par email, pour faire coïncider sa publication avec la rétrospective dont la réalisatrice devait être l’objet au Centre Pompidou il y a un an, avant son report à l’automne 2021. Lors de notre rencontre, j’ai constaté qu’au dos de son smartphone était glissée une photo de sa chienne Lucy, protagoniste à part entière de Old Joy et Wendy & Lucy et fidèle compagne de route jusqu’à sa mort : « En règle générale, je me donnais une semaine pour traverser les États-Unis, parce que je faisais un détour pour rendre visite à mon père à Denver. Sans dévier de ton itinéraire, tu peux y arriver en cinq jours. Avec Lucy, on l’a fait à 21 reprises. Après sa mort, j’ai revendu ma voiture et maintenant, je prends l’avion. »
Puisque vous voyagez beaucoup, je voulais commencer par vous interroger au sujet de votre propre trajectoire de femme et de cinéaste, qui débute à Miami. Comment forge-t-on un désir de cinéma dans une ville comme celle-ci ?
Je ne sais pas exactement. Je ne pensais pas au cinéma lorsque j’étais gamine. Mes parents m’emmenaient voir des films comme La Panthère rose, Le Jour du dauphin, ou plus tard Les Dents de la mer et La Fièvre du samedi soir. Nous avions de la famille à Trenton, dans le New Jersey, et lorsque nous leur rendions visite, mon père nous emmenait parfois à New York pour la journée. On n’allait pas au musée, mais à Radio City Music Hall pour voir un film ou le spectacle de Noël. Mes parents étaient flics. Les photos dans notre maison provenaient de la collection de timbres S&H Green Stamps, que tu pouvais troquer contre des meubles, des lampes ou des décorations à accrocher aux murs. Je me suis intéressé à la photographie en classe de sixième. Mon père m’a offert un Pentax K1000, il était photographe forensique et avait l’habitude de me donner ses stocks de pellicule périmés. J’ai appris à me débrouiller dans la chambre noire de mon école et j’ai commencé à prendre des photos pour l’album de la promotion. Après le divorce de mes parents, nous partions faire du camping dans le Montana l’été venu, et je prenais des clichés de fleurs sauvages et d’églises.
J’avais l’intuition que les choses pouvaient prendre une tournure différente pour moi. Mon père possédait une chouette collection de disques de jazz, mais en dehors de cela, je n’ai pas bénéficié d’une exposition culturelle particulière et je n’ai pas achevé ma scolarité, comme ma sœur d’ailleurs. Miami était alors une ville en pleine transition. C’était à la fois la capitale américaine du crime et le foyer d’une importante communauté juive de survivants de l’Holocauste, qui s’étaient installés à Miami Beach. Il y avait aussi beaucoup de réfugiés cubains et haïtiens. Des émeutes raciales ont éclaté en 1980, qui n’ont pas eu le même retentissement que celles de Los Angeles ou de Detroit. Malgré tout, il n’y avait pas grand-chose à faire et on s’ennuyait ferme.
Y a‑t-il eu une rencontre décisive ou un élément déclencheur dans votre jeunesse ?
Annica Anderson, une Suédoise géniale, a déboulé au lycée cette année-là, exerçant une influence considérable sur moi. C’était une fille à part, qui m’a par exemple fait découvrir David Bowie. Mais j’ai rapidement compris qu’elle ne faisait que passer et de fait, elle est partie ensuite étudier à New York. Quand elle est revenue à Miami dans le cadre de sa collaboration avec Christo et Jeanne Claude pour leurs surrounded islands [les fameux îlots artificiels « encerclés » de rose fuchsia], j’ai été invitée à la soirée de vernissage. Tous les participants à ce projet débarquaient de New York, et j’ai compris que je devais y aller à mon tour. Mais je suis partie étudier à Boston, où une amie m’a prêté son appartement pour les fêtes de Noël. Il neigeait, un spectacle sans précédent pour moi. Ce fut le moment d’une prise de conscience : j’avais quitté la Floride, personne ici ne savait qui j’étais et j’avais la possibilité de devenir la personne de mon choix.
Mon envie de cinéma ne s’est en revanche pas déclarée aussi clairement : je me souviens juste d’avoir laissé tomber la photo pour bricoler un court en Super 8, la caméra que nous utilisions pendant les vacances d’été. C’était assez amusant d’ailleurs, car mes films sont très cadrés (rires). J’ai ensuite emménagé de l’autre côté de la rue, chez des étudiants en art, qui m’ont prêté leur canapé et se sont cotisés pour m’offrir des cours du soir. J’ai pu avoir accès à une caméra et à un équipement, avec lesquels j’ai fait des films ; j’ai été admise à la School of the Museum of Fine Arts de Boston.
Crime Scene
River of Grass, votre premier long-métrage, a une dimension autobiographique évidente, avec son personnage de jeune femme s’ennuyant à mourir en Floride.
Peut-être. Ou peut-être que je ne savais pas encore vraiment comment écrire un film qui raconte autre chose que mon expérience immédiate. À l’époque, et c’est amusant d’y repenser aujourd’hui, il était nettement plus difficile d’écrire des personnages féminins, car le cinéma abondait surtout de modèles masculins. Tous les mecs que je connaissais à Boston jouaient dans des groupes de rock et je les prenais en photo et les filmais. J’avais une bonne amie batteuse, mais je ne savais pas encore comment donner de l’épaisseur à un personnage de femme.
À l’époque, tout le monde était encouragé à raconter ses propres histoires. Et pour passer à la mise en scène, tu devais écrire tes propres scénarios. J’ai tourné mon premier film dans des lieux familiers, notamment la maison de mon père, lequel a inspiré le personnage du flic qui photographie les scènes de crime. Quand je regarde River of Grass, je peux voir aussi tous les films dont j’étais tombée raide dingue plus jeune, ceux de Warhol avec Paul Morrissey comme Flesh, Trash, Heat, et bien sûr La Balade sauvage de Malick, qui est une influence évidente. Je ne me souviens pas d’avoir vu des Godard à cette époque, mais ce devait déjà être le cas. Quand je vivais à Boston, j’ai découvert Satyajit Ray, dont je ne savais trop que penser alors, et j’ai suivi également un cours sur Fassbinder, qui me fascinait. Grâce à ma réduction étudiante, j’allais souvent au Brattle Theatre, à Cambridge, qui proposait en séance double des classiques d’Hitchcock ou d’Anthony Mann.
Malgré son effervescence, River of Grass se démarque de l’esthétique « Sundance » en train de prendre forme à cette époque. Votre cinéma développera par la suite une fixité caractéristique qui semble découler de votre pratique précoce de la photographie et de votre intérêt pour la peinture.
Quand Stranger than Paradise de Jim Jarmusch est sorti, en 1984, c’est comme si la permission nous avait été donnée de faire des films autrement. Mes courts-métrages en école d’art étaient constitués pour l’essentiel d’une succession de plans fixes, ce qui m’a souvent été reproché, mais je me suis sentie confortée dans mes choix par Stranger (rires). Aujourd’hui, je ne prends plus de photos sauf avec mon IPhone. À un moment donné, tout le monde se promenait avec un appareil, alors j’ai laissé tomber.
Pourquoi avoir choisi de vous installer dans l’Oregon, soit l’exact opposé de la Floride en termes géographiques et culturels, et aussi loin de Boston, également ?
Boston a été une étape qui a duré quatre ans, j’ai ensuite vécu trente ans à New York. Je travaillais dans le département artistique de la production de films, notamment sur Poison, de Todd Haynes. Je me suis liée d’amitié avec James Lyons, le monteur de Todd et son compagnon, et par son intermédiaire avec Todd lui-même. Mais après River of Grass, cinq ans ont passé pendant lesquels j’ai tenté de monter, sans y parvenir, un autre long-métrage. Au cours de cette période, je n’avais pour ainsi dire nulle part où vivre. Obsédée par l’idée de faire un deuxième film, je m’étais défaite de mon appartement et de mes quelques possessions, principalement des vinyles. Des amis cinéastes m’ont finalement hébergée dans leurs bureaux où je travaillais pendant la journée. Mais avant ça, je dormais ici et là, c’était vraiment dur.
Quand il était en déplacement, Todd Haynes me laissait souvent son appartement. En 2000, il s’est installé à Portland, où je lui ai rendu visite, alors que je tournais des courts en Super 8. Grâce à lui, j’ai fait la connaissance de l’écrivain Jonathan Raymond, dont j’ai lu The Half Life. Le scénario de First Cow est adapté de ce roman. Au cours d’une de ces traversées de l’Amérique avec Lucy, direction la Californie, je roulais sur la Route 50, l’une des dernières autoroutes à deux voies du pays. Elle passe par le Kansas, où se déroule De Sang-froid, et je voulais repérer certains des lieux que Truman Capote décrivait dans son récit. Simultanément, je lisais le livre de Jon, que j’ai terminé dans un motel. Je lui ai écrit pour savoir s’il avait des idées de courts-métrages que je pourrais tourner des scènes en extérieur, car je n’avais pas assez d’argent pour m’offrir des éclairages. L’autre condition, c’était que ma chienne y trouve sa place. Il m’a envoyé le livre qu’il venait de finir, Old Joy, un court roman illustré de photos de Justine Kurland. Arrivée en Californie, j’ai planché sur un script pendant quelques mois. Old Joy a été tourné en 2005 dans les bois à proximité de Portland. Les paysages de l’Oregon n’ont rien à voir avec ceux de la Floride, avec ses pins qui se dressent à perte de vue, alors que j’avais grandi dans un environnement fait de trottoirs bétonnés, de parkings et de pelouses tondues.
Traversée du désert
Douze ans se sont écoulés entre vos deux premiers long-métrages, une période pendant laquelle vous avez réalisé trois courts. Ce laps de temps considérable était-il lié à la difficulté de vous imposer en tant que femme dans cette profession ?
Je n’essayais pas de m’affirmer comme femme, mais de faire des films. Le monde du cinéma indépendant était particulièrement fermé à cette époque. Il était difficile d’être prise au sérieux en tant que femme, on pensait que personne n’irait voir nos films. Je suis revenu au Super 8, en essayant de reprendre le contrôle de ma vie et de continuer à travailler. Le Wexner Center for the Arts, à Columbus, dans l’Ohio, m’a donné accès à une salle de montage, à une époque où celui-ci n’était pas aussi accessible qu’il l’est devenu aujourd’hui. J’ai réalisé le moyen-métrage Ode (1999) en Caroline du Nord, avec deux acteurs ; c’était tellement grisant d’avoir une caméra en main et de maîtriser tous les aspects du processus. Jennifer Rough, qui dirigeait à New York une compagnie de production nommée Post 391, faisait venir des gens comme moi en salle de montage la nuit venue. Il existait donc tout un réseau informel d’entraide sur lequel j’ai pu compter.
Dans le monde de l’avant-garde, que je fréquentais à l’époque, régnait un sentiment permanent d’afterschool special [programmes télévisuels à visée pédagogique, diffusés en fin d’après-midi et destinés aux enfants et adolescents, abordant des sujets controversés avec une grande liberté de ton]. Le Super 8 était un format privilégié au sein de cette communauté très soudée qui m’avait fait une place, et on m’a bien fait comprendre qu’il ne fallait pas que je foute en l’air le peu d’espace qu’il lui restait pour s’exprimer ! (rires). Pendant un temps, je me suis donc efforcée de ne pas envisager l’écriture et la mise en scène en termes narratifs et me suis très bien entendue avec les gens que j’ai rencontrés dans ce monde à part, comme Peggy Ahwesh et Ed Halter, qui enseignaient tous deux à Bard. Je les ai tellement appréciés que c’est devenu pour moi un but d’enseigner dans la même fac. Auparavant, j’ai été professeure assistante à la School of Visual Arts, à New York. Ensuite, j’ai décroché un autre poste à Columbia, puis à l’Université de New York, où je suis longtemps restée. J’avais aussi un boulot à Kino, où je m’occupais du courrier, et je donnais un cours ou deux par semaine.
Pour en revenir à ma pratique de cinéaste, je voulais faire davantage de films d’avant-garde, parce que j’avais des affinités avec cet univers, mais je n’étais pas faite pour cela et les résultats n’étaient pas très convaincants. J’ai pris conscience de mes propres limites, et de ma difficulté à faire aboutir des projets non-narratifs.
Vos longs-métrages suivants conservent une forme d’abstraction dans leur traitement de l’image.
Pendant des années, je réfléchissais à la manière dont je pouvais réussir la transition du Super 8 au 16 mm, en tournant en moins de deux semaines, sans me soucier de savoir si ces films deviendraient des longs-métrages ou autre chose. De fil en aiguille, le désir de créer une communauté créative avec laquelle je pouvais étroitement travailler s’est précisé. Bard College, où j’enseigne depuis 2006, a été cette autre communauté, où il est extrêmement stimulant de parler de cinéma.
Est-ce que votre refus d’adhérer aux codes du cinéma indépendant, alors en plein boom – filmage caméra à l’épaule, montage décousu, rock alternatif omniprésent, scénarios à message –, a également joué un rôle dans votre difficulté à faire financer vos projets ?
Je ne suis pas naïve, je sais que mes films s’adressent à un public confidentiel. Et la plupart ne comportent pas ou peu de musique – même si je pense en avoir trop mis dans Old Joy (rires). Après, aux États-Unis, c’est difficile pour n’importe quel cinéaste de produire une œuvre personnelle. L’un des problèmes les plus délicats pour moi a été de trouver un directeur de la photographie avec qui je pouvais collaborer sur un pied d’égalité, parce que c’est à ce poste crucial que se concentre le machisme. C’est sur La Dernière piste que s’est faite la rencontre avec Christopher Blauvelt, avec qui j’ai développé une relation privilégiée. C’est quelqu’un qui me donne envie d’améliorer tout ce que j’entreprends. Jon Raymond m’aide aussi à être une meilleure cinéaste, en s’impliquant dans l’écriture de mes films.
Jon Raymond, justement, a écrit ou coécrit cinq de vos films jusqu’à présent. Qu’est-ce qui vous a attiré dans sa littérature et comment décririez-vous votre collaboration ?
Notre processus créatif est en perpétuelle évolution, parce que nos vies sont interconnectées : sa femme Emily et ses deux filles vivent dans la même rue que moi et on se parle quotidiennement. Même si pour chaque film notre approche peut varier, en règle générale, tout part d’un lieu spécifique qui nous attire et nous inspire, par sa topographie et son histoire. En tant qu’écrivain, Jon se charge de la partie la plus difficile, qui consiste à préparer le terrain, en accouchant du premier jet qui donne vraiment de la consistance aux personnages principaux et définit l’ambiance. C’est alors que je commence à travailler sur le script, une fois ces fondations posées. Il y a des trous à combler, des liens à établir, et parfois des personnages périphériques à écrire.
Lorsque j’achève un film, Jon a souvent l’embryon d’une idée pour le suivant. C’est toujours une bonne chose, alors que commence la promotion de celui que tu viens de terminer, de savoir qu’il y a quelque chose d’autre à l’horizon. Cela suppose de voyager, de faire des repérages, des recherches, d’écouter de la musique ; si c’est un film historique, de se documenter. Jon s’occupe généralement de la première phase, en prêtant sa voix au projet, et je suis davantage le « tissu conjonctif » de toutes ses idées. À partir de là, je commence à travailler sur mes propres livres d’images, c’est très organique.
Parvenir à créer cet écosystème dans lequel nous souhaitions évoluer a été un travail de longue haleine. Pour trouver les collaborateurs attirés par le type de cinéma que nous faisons, il a parfois fallu nous aventurer au-delà de notre réseau. Tout récemment, quelqu’un me décrivait un tournage où tous les techniciens étaient glués à leur smartphone : ça n’arriverait jamais sur mon plateau ! Neil Kopp et Anish Savjani [qui dirigent la compagnie de production Filmscience, derrière les six derniers films de Kelly Reichardt] savent dénicher les gens qui me correspondent, comme Chris Caroll, mon assistant réalisateur. Chris Blauvelt est issu d’une famille de cameramen, dont il représente la troisième génération : il est totalement dénué d’ego ; si je veux changer d’objectif, il le change ; si je veux déplacer la caméra, il la déplace. Il est extrêmement à l’écoute et communicatif, et la relation avec le reste de l’équipe s’en ressent.
Work in Progress
Quoique très collaboratif, votre dispositif semble laisser peu de place à l’improvisation.
Comme il faut s’attendre à de nombreux impondérables le jour du tournage, il vaut mieux que tout soit parfaitement au point. Lorsqu’il s’agit de scènes en extérieur par exemple, on ne sait jamais ce que réservera la météo, et parfois le lieu où il était prévu de tourner ne ressemble plus à ce qu’il était au moment des repérages. Et ce jour-là, tu cours dans tous les sens pour trouver une alternative : la spontanéité est par nature inscrite dans la manière même que nous avons de faire des films. Il faut savoir saisir les opportunités que chaque instant présente. Par ailleurs, mes acteurs ne sont généralement disponibles qu’au moment même du tournage et nous n’avons pas le temps de les faire répéter. Ils tirent toujours les choses dans une direction inattendue, qui n’est pas nécessairement celle que j’avais en tête au moment d’écrire leur personnage : il y a toujours des surprises sans avoir besoin d’improviser des dialogues. Réaliser un film est constamment un work in progress.
Avec Chris Blauvelt, vous êtes parvenus à des résultats aussi concluants en pellicule qu’en numérique.
De nombreux chefs-opérateurs formés par la publicité ne réalisent pas à quel point ils dépendent de leurs éclairagistes. Ils débarquent sur un film et découvrent qu’ils doivent s’occuper également des éclairages ; ils sont choqués de constater que leur expertise supposée est en réalité celle d’un autre. Chris Blauvelt, au contraire, a une compréhension immédiate de la lumière tout en étant un incroyable caméraman – il a longtemps travaillé avec Harris Savides [directeur de la photographie de Gus Van Sant, David Fincher et Noah Baumbach, décédé en 2012]. Les gens continuent de dire que First Cow a été tourné en 35 mm alors que c’est du numérique : c’est le plus beau compliment qu’on puisse lui faire. Nous nous sommes inspirés de peintres comme Frederic Remington, à qui nous avons emprunté sa palette, et ses livres ont été remis à notre étalonneur avant même le début du tournage. La différence entre la pellicule et le numérique, c’est qu’avec le second, ce que tu vois sur le plateau ressemble à s’y méprendre à ce que tu verras à l’écran. Chris est une source d’inspiration pour le reste de l’équipe, c’est très gratifiant.
Justement, le numérique, auquel vous avez également recouru pour Night Moves, relève d’un choix dicté par des considérations artistiques ou économiques ?
Économiques. Pour Night Moves, nous n’avions pas le budget pour les éclairages de nuit sur le barrage et avec des scènes en extérieur en plan large, le 16 mm aurait exigé davantage de lumière. Cela étant, la technologie a considérablement évolué entre Night Moves et First Cow. Notre préférence ira toujours à l’argentique et nous saisirons l’opportunité à chaque fois qu’elle se présente. Mais nous n’avons pas les budgets pour filmer en 35 mm avec des moniteurs numériques, c’est hors de notre portée. Après Night Moves, je voulais revenir au 16 mm, ce qui n’a pas été simple après avoir tourné en numérique. Pour First Cow, notre budget était modeste pour un film en costumes, qui plus est dans un État [l’Oregon] qui n’offre hélas plus d’exonérations d’impôt pour les tournages, comme c’était le cas il y a encore peu.
Vous ne traitez jamais frontalement de questions sociétales, mais préférez une approche axée sur l’observation des problématiques de classe et de race. Plus vos films s’ancrent dans la vie quotidienne des personnages, plus ils semblent allégoriques.
Il est préférable de se concentrer sur les détails en faisant le pari qu’une perspective plus large se dégagera à mesure que progresse le récit. Cette dernière est liée au rapport que j’entretiens avec l’espace et la durée. Je me fie à mon intuition et suis satisfaite si ces deux notions s’harmonisent une fois à la table de montage.
Je vous parle de cela parce que, dans votre cinéma, l’espace me semble moins synonyme de liberté que d’aliénation.
Oui, mes personnages sont souvent empêchés de partir, de fuir. First Cow rejoue cette difficulté dans un périmètre minuscule. Ils veulent faire prospérer leur petite entreprise tout en rêvant d’ailleurs. Les possibilités offertes par un plan large sont intéressantes. Je suppose que c’est lié à tout ce qui précède et suit le plan. Michelle Williams et moi en avons fait l’expérience sur La Dernière piste, lors de la scène où Meek tend à son personnage, Emily, sa tente pour qu’elle sorte. Michelle voulait la laisser tomber avec dégoût, mais j’avais prévu de passer à un plan plus large qui montrerait ce qu’elle ressentait ; le cadre ferait ressentir ce qu’elle voulait exprimer par un geste. Garder les deux aurait été de trop. Je m’en souviens parce que Michelle avait très envie de lâcher la tente, mais elle m’a fait confiance, ou du moins s’est rangée à ma décision.
Dans Old Joy, une amitié entre deux trentenaires ne survit pas à leurs choix de vie respectifs, là où dans First Cow, deux hommes que tout sépare sur les plans culturel, social et racial développent une fraternité inattendue.
C’est exact. Fait intéressant, je pense que le roman Old Joy a été écrit peu de temps après The Half-Life, dont First Cow est adapté, à un moment où Jon explorait le thème de l’amitié masculine, mais les deux histoires prennent des directions opposées. Dans Old Joy, le personnage de Mark a changé de vie, tandis que son vieil ami Kurt est paumé. Dans First Cow, Cookie et King Lu découvrent qu’ils ont vraiment besoin l’un de l’autre. First Cow pose d’emblée la question suivante : si tu ne travailles pas déjà pour le compte de la principale compagnie sur place, peux-tu réussir à trouver ta place ? Elle se pose sous une autre forme dans Wendy & Lucy, dans lequel une jeune marginale échoue à se rendre en Alaska où elle voulait se faire embaucher dans les conserveries locales. La Dernière piste met en scène la perdition d’une poignée de colons dans un territoire hostile, alors qu’ils étaient en chemin pour une destination dont nous ne saurons rien exactement. Dans ce film, une alliance tacite mais pragmatique est passée avec la figure de l’Indien, plus digne de la confiance des pionniers que le convoyeur chargé de les escorter. Et dans First Cow, Cookie et Lu s’appuient sur leur ingéniosité pour tenter de concrétiser leur projet, qui est d’ouvrir un hôtel à San Francisco. En pleine conquête de l’Ouest, les laissés-pour-compte luttaient déjà pour survivre dans un système qui cherchait à confisquer les moyens de production disponibles.
Au terme de leur parcours, la seule chose dont ils ne peuvent être dépossédés, c’est leur amitié, consacrée par une mort qu’ils acceptent ensemble.
Vous ne pouvez pas raconter la fin du film, même si on l’apprend dès le début (rires). Mais oui, c’est tout ce qu’il leur reste, comme l’atteste le poème de William Blake placé en exergue : « The bird a nest, the spider a web, man friendship » (« L’oiseau, un nid ; l’araignée, une toile ; l’homme, l’amitié »).
Passages du temps
Dès Old Joy, vous avez préféré la retenue à la démonstration, l’ellipse à la littéralité, que ce soit en termes d’écriture, de mise en scène ou de montage. Cette approche s’est-elle imposée à vous comme un choix moral ?
Un choix moral ? Pas du tout. Je ne fais pas de films à partir d’un positionnement moral, je fais des films sur des personnages imparfaits que je trouve intéressants et sur des situations que je trouve intéressantes. J’essaye de suivre la trajectoire ou la psychologie du personnage. Nous avons tous notre propre façon de voir le monde et nos préjugés ; notre sens de l’humour et notre rythme. Je suis sûr que cela transparaît dans mes films.
J’ai le sentiment que, pour ceux en costumes, tout est lié à la représentation du passage du temps, qui correspond à une toute autre expérience que celle qui est la nôtre aujourd’hui. J’ai revu tout récemment A Bigger Splash, le film documentaire de David Hockney, et ça me manque réellement, la manière dont cette sensation d’écoulement du temps était retranscrite à l’écran, lorsque les journées se passaient sans téléphone portable ni email. Mais en 1820 ou 1845, en particulier lorsqu’on traverse un pays aussi vaste que les États-Unis, la monotonie fait partie intégrante d’une telle expérience. Lorsque je préparais La Dernière piste, je lisais des journaux intimes écrits par des femmes de l’époque, qui toutes évoquaient la répétition des tâches quotidiennes, loin du rythme et du langage cinématographiques qui nous ont été transmis par des hommes… des hommes blancs, but that’s OK ! (rires).
River of Grass appartient à un genre complètement galvaudé. Même lorsqu’ils ne sont pas cinéphiles, les spectateurs contemporains s’y connaissent suffisamment en cinéma, au point que leur horloge interne les alerte dès qu’il va se produire quelque chose à l’écran. Mais si tu déçois leurs attentes, que se passe-t-il ? Est-ce pour eux une source de tension ou de malaise ? La vitesse à laquelle sont livrées aujourd’hui les informations et les images d’actualité crée une addiction et j’ai parfois l’impression qu’il y a quelque chose de quasi politique à rompre avec ce déferlement, à condition de ne pas sombrer dans la nostalgie, en tartinant de la musique ou ce genre de choses. Ce n’est pas un choix moral, juste le refus de se plier au rythme effréné auquel nous sont imposées des régimes visuels issus du monde publicitaire, avec ces fenêtres pop-up qui surgissent partout, en permanence. Cette relation alternative au temps qui est la mienne, je ne veux pas qu’elle soit perçue comme la manifestation d’une humeur chagrine, celle d’une vieille dame qui se désolerait que les choses ne soient plus « comme avant » – bien sûr qu’elles le sont (rires). J’aspire juste à ce qu’existe un espace suffisant pour cultiver ce sentiment-là. Je me souviens avoir été interviewée par Terry Gross [une femme de radio très populaire aux États-Unis], qui reprochait à La Dernière piste sa lenteur. Je n’étais pas d’accord. Quelques années plus tard, j’ai revu le film juste avant un débat, et j’ai compris ce qu’elle voulait dire (rires). Il s’agit de parvenir à un équilibre, je n’essaie pas de mettre le public à l’épreuve. Quand je vais au cinéma et que je vois des bandes-annonces, je me sens malmenée par l’empressement à me faire regarder des films sans que l’on me donne les moyens de comprendre de quoi il s’agit.
Quelle a été l’influence de Chantal Akerman sur votre cinéma ?
Je répondrai par une anecdote. Pour Certaines femmes, j’ai dû couper une séquence, et l’actrice concernée était mécontente. Je lui ai prêté un livre d’Akerman, qui contenait des photogrammes de lieux inoccupés extraits de ses films. Les choses se sont instantanément arrangées entre nous. Elle a compris mes intentions.
Vous n’êtes jamais condescendants vis-à-vis de vos personnages, quel que soit leur bord politique.
Dans l’Oregon, comme ailleurs, les allégeances se répartissent entre communautés urbaines et rurales, où l’élevage de bétail est l’activité principale. Lorsque nous avons tourné La Dernière piste, dans la commune de Burns [près du Haut désert], les opinions politiques des habitants ne rejaillissaient pas forcément. Ils coopéraient volontiers avec nous et semblaient intéressés par le sujet du film ; certains avaient même des ancêtres qui étaient arrivés sur ce territoire par le wagon train. Ils appréciaient que nous fassions tourner l’économie locale, et on faisait appel à eux pour les besoins du tournage.
Pour Night Moves, Jon souhaitait écrire sur des radicaux, et nous trouvions plus intéressant de filmer ceux de notre bord politique. À plusieurs égards, nous nous sommes bien entendus avec les gens du coin, assez conservateurs, autour du barrage hydraulique ou chez les fournisseurs d’engrais, par exemple. Dans la coopérative autogérée où nous avons tourné, nous avons aussi été très bien accueillis, mais ses membres, légitimement, se méfiaient de la manière dont ils allaient être dépeints. Les problèmes n’étaient jamais ceux auxquels nous nous attendions (rires). Pendant la promotion de Night Moves, je me souviens d’une projection-débat en France, où le public était assez remonté contre la fin du film. Les spectateurs s’en sont pris à un mec de Greenpeace qui avait été invité, mais le pauvre n’avait même pas pu assister à la projection ! Certains spectateurs se sont jurés de ne plus jamais voir un film de moi, au prétexte que j’aurais trahi la gauche (rires).
Depuis que nous avons commencé cet entretien à New York, il s’est passé beaucoup de choses. La tournée promotionnelle de First Cow a débuté juste au moment où la pandémie a éclaté et j’ai dû rentrer à Portland. Depuis mars, 200 000 personnes en sont mortes aux États-Unis et je n’arrive plus à suivre le décompte dans le reste du monde. Black Lives Matters nous a sortis du confinement mais des feux de forêt dévastateurs nous ont ramenés à l’intérieur de nos maisons. Je ne peux plus vraiment répondre à d’autres questions maintenant. C’est donc la fin de notre conversation, jusqu’à l’avènement de temps meilleurs.