C’est à une mythique arrivée en gare de La Ciotat que nous convie le plan inaugural, magnifique, de Certaines femmes, sixième long-métrage de Kelly Reichardt. Plan général qui déploie tout en la clôturant l’immensité de l’Ouest des États-Unis, cependant qu’émerge de la profondeur la silhouette d’un train de fret, renfermant dans ses wagons tout un imaginaire du western et de l’épopée ferroviaire. La locomotive se meut lentement, précédée de la sonorité étouffée de son klaxon, semblable à une corne de brume. La texture granuleuse du 16-mm confère une matérialité presque tangible au paysage, à l’horizon duquel trônent les Rocheuses enneigées, qu’on dirait découpées dans un tableau de Milton Avery. Trois plans fixes d’une bourgade à moitié enneigée suivent, avant que nous nous retrouvions dans une chambre d’hôtel, où un couple se rhabille, de toute évidence après avoir couché ensemble. L’homme et la femme sont situés aux deux extrémités du cadre, l’un dans la salle de bain, l’autre dans la chambre, allongée sur le lit défait. Une cloison les sépare. À aucun moment, ils ne coexisteront dans le champ, comme si la rupture des deux amants était actée par d’ultimes retrouvailles. Par la grâce de ce changement d’échelle, l’espace américain qu’arpentent depuis toujours les personnages de Kelly Reichardt s’invite à l’intérieur de leurs propres vies pour y créer une distance infranchissable ; qu’ils se résignent ou non à cette fatalité.
Open Space
Elles sont trois, trois femmes de générations différentes habitant le Montana, le fameux « Big Sky Country » dont s’enorgueillissent les brochures touristiques. Reichardt entrecroise leurs trajectoires sans incidence véritable, refusant de tomber dans l’ornière du récit polyphonique, solution de facilité narrative à laquelle cèdent trop souvent les adaptations de recueils de nouvelles. Si Raymond Carver n’est pas loin, on est en revanche aux antipodes du Robert Altman de Short Cuts, véritable auberge espagnole du film choral, adapté de plusieurs de ses histoires. Ce sont d’ailleurs celles de Maile Meloy, écrivaine de la génération de Reichardt, qui sont ici portées librement à l’écran. Réminiscent de Carver, son style parcimonieux et elliptique est restitué en des termes strictement cinématographiques. Plutôt que faire coïncider des parcours individuels, le montage de Certaines femmes donne à ressentir, dans la ténuité de ses interstices, le gouffre séparant les champs des contrechamps, tandis que la durée des plans fait renouer avec une sensation d’écoulement du temps d’autant plus déconcertante pour un film d’une telle concision.
Célibataire et sans enfants, Laura (Laura Dern) est une avocate d’une quarantaine d’années, aux prises avec un client en détresse à la suite d’un accident du travail. Manifestement aisée, un rien autoritaire, Gina (Michelle Williams) a entrepris de faire construire sur un terrain isolé, en bordure d’une rivière, une maison qu’elle veut authentique. Mais elle se sent ostracisée par la complicité qui lie son mari à leur fille adolescente. La solitude dans laquelle elle est saisie dès son apparition – elle marche en pleine nature après un jogging –, a moins à voir avec le vagabondage introspectif d’un Thoreau qu’avec une subtile réprobation par sa propre famille. Plus tard, Gina tentera de convaincre un vieil homme de lui céder les blocs de grès empilés devant sa maison et qui, à l’en croire, dateraient des pionniers. Sa résidence secondaire, elle veut la bâtir avec des matériaux d’origine, ces pierres de taille, ou encore des traverses de chemin de fer d’époque. C’est que du rêve américain, ausculté depuis ses débuts par Kelly Reichardt, il ne reste plus grand-chose, si ce n’est des vestiges destinés à meubler des vies aliénées et sédentarisées, cet échec ayant essaimé jusque dans la relation à l’altérité. À une intimité impossible, se substitue dès lors une solidarité de circonstance qui tient lieu de lien social. Ainsi, Laura se prendra d’affection pour son client (Jared Harris), auquel elle rendra visite en prison avant d’accepter d’entamer une correspondance avec lui : « Parlez-moi de la météo, parlez-moi de votre journée, ce que vous voudrez. »
Road to Nowhere
Que reste-t-il de ces existences faites de rendez-vous manqués ? Chez Kelly Reichardt, l’enracinement dénie aux personnages la possibilité de s’accomplir, dans cet espace qu’ils ont renoncé à traverser, et qui semble désormais les traverser, à l’image de ces reflets de panoramas qui défilent sur les parebrises. Forcément, le plus poignante de ses héroïnes est aussi la plus romanesque et la plus paradoxale : Jamie (merveilleuse Lily Gladstone), une cowgirl indienne éprise d’une jeune avocate (Kristen Stewart) qu’elle a rencontrée par simple curiosité, en s’invitant dans un cours de droit que Beth donne régulièrement dans une école. Pour elle, Jamie fera tout le chemin nécessaire, à cheval puis en voiture, explorant une dernière piste sans issue. Si la mise en scène remplit une fonction archéologique, en faisant patiemment émerger traces et empreintes d’un rêve enfui, elle se garde bien de diluer ses héroïnes dans la topographie d’un territoire. Plus que jamais une paysagiste des sentiments, Reichardt use des gros plans comme de sondes sur les visages de ses actrices, où elle puise une émotion proportionnellement inverse à la retenue de leurs performances. Mention spéciale à Laura Dern, enfin débarrassée de ses apparats hystériques, et qui se risque dans ce rôle à une vulnérabilité qu’on ne lui avait pas connue depuis Inland Empire. Vierge de tout maniérisme, la nouvelle venue Lily Gladstone remporte toutefois nos faveurs, servie il est vrai par un plan-séquence admirable filmé alors qu’elle est au volant de son pickup et que glissent sur elle les rues de Livingston au rythme de ses illusions perdues. Une scène au pouvoir de suggestion bouleversant, à faire passer n’importe quelle œillade de Loving pour un effet de manche.
Cette politique d’austérité pourrait s’avérer stérile si elle ne se doublait d’une croyance malgré tout jamais démentie dans les mythes fondateurs de l’Amérique. Pourquoi la certitude de leur disparition exclurait-elle une quête ? En emboîtant le pas d’héroïnes privées de manifest destiny, Reichardt délimite la frontière invisible sur laquelle celles-ci buttent silencieusement. Cette âpreté quasi documentaire, qui neutralise la pulsion spectaculaire tapie au cœur du cinéma américain, n’empêche nullement la fiction de palpiter sous nos yeux. L’acuité de ce regard passe aussi par la dissémination de détails qui font exister chaque personnage en dehors de toute considération d’ordre psychologique ou sociologique, tout en esquissant une continuité dramaturgique d’une scène à l’autre. Ainsi, ce chemisier à moitié débraillé, qui trahit que Laura, de retour au bureau, vient de prendre congé de son amant. Tout à la fois laconique et somptueux, Certaines femmes n’a donc rien du minimalisme transi auquel l’inclinait sa volonté d’épure. Son découpage, ses cadrages et son montage ciselés à l’extrême circonscrivent avant tout une virtuosité discrète vouée à la formulation la plus limpide et ramassée possible d’un récit aux mille non-dits. Aussi clairsemé que les petites villes qui lui servent de décor, ce « chœur » de plaintives qui ne chantent jamais à l’unisson n’a pas fini de faire monter son lamento en nous.