Mark et Kurt se retrouvent pour passer un week-end dans la nature. Vieux amis, ils se sont éloignés ; Kurt reste un éternel adolescent, baroudeur et fauché, Mark s’est installé avec sa femme enceinte. À travers une mise en scène sobre mais précise, Kelly Reichardt construit un film où pointe l’horizon d’une osmose furtive et inespérée. Une remise à zéro des vies par et dans un paysage sans que celui-ci redéfinisse la taille de l’homme. Une réussite dont le charme se diffuse grâce à un minimalisme justifié, qui esquisse des pistes de réflexions comme autant de sentiers.
Old Joy ne produit pas l’effet d’un flash violent mais d’une diffusion au goutte à goutte, substance filmique au goût discret mais agréable qui se développe bien au-delà de ses images. Sa force tranquille tient de l’utilisation des paysages. Si le terme « décor » se prête au jeu d’acteur, celui de paysage concerne moins une mise en valeur qu’un rayonnement. De quoi renvoyer à la vieille question de la réalité : on vit dans un paysage, on joue dans un décor. Kelly Reichardt ne magnifie pas les imposantes forêts, n’appuie pas l’opposition entre ville et nature. En extérieur, dans ce qu’on appelle « décors naturels », le passage du paysage au décor, voire l’inverse, est une affaire de mise en scène ; présenter ou représenter.
Or le pitch d’Old Joy et son emballage promotionnel annoncent un décor. Mark est en ménage, résolument installé, avec maisonnette, jardinet et femme enceinte. Coup de fil d’un vieux copain qui propose un week-end à deux dans les montagnes des environs, camping et randonnée. D’évidence ce ne sera pas le registre des drames montagnards où la nature devient salle de gym puis parcours de santé pour aventuriers de studios. Quand même, il y a une attente, un poids qui ne vient pas du film mais de ce qu’un spectateur sait qu’une forêt au cinéma n’est d’abord pas une forêt. D’où une certaine surprise puisque l’événement majeur guetté derrière chaque buisson puis derrière chaque parole, est qu’il n’y en a pas, ou comment faire référence au cinéma comme présence de l’extraordinaire et à la fiction en restant dans ce qui représente la réalité la moins sensationnelle. Tout l’art de Reichardt est donc d’abord de transformer une forêt en forêt (celle de Moot, dans l’Oregon), d’en faire un espace bulle et de lui rendre sa puissance simple, projet moins modeste qu’il n’y paraît.
De là les deux personnages peuvent arpenter les chemins déserts, et « vraiment penser ». Les vieux copains justement ont pris des chemins différents, n’en parlent pas – sauf une fois – en ces termes, les racontent par leur quotidien mais ne sont pas dans l’évocation d’un passé commun. Jusqu’aux sources chaudes – le prétexte au voyage – il s’agira de dialoguer, presque de monologuer l’un après l’autre comme un déshabillage progressif en direction d’une osmose à trois. Là où si souvent, s’enfoncer dans la nature c’est troubler l’eau et le souvenir qui dorment, la parole, dans Old Joy, fait temporairement muer sous l’effet du temps et de l’environnement. Les deux hommes, au fil des sentiers, se détachent d’un quotidien par lambeaux de phrases. La direction de cette osmose n’apparaît d’abord pas clairement, mais mettre en scène les hommes dans la nature, c’est pour Kelly Reichardt mettre en nature les hommes, filmer modestement des bribes de mots et de parcours, une direction qui redevient commune. Les sources chaudes se font la métaphore de cette remise à nu. Lavement du corps et de l’esprit.
À l’intérieur de ce cadre, Old Joy est aussi la représentation d’un paysage générationnel. Les restes, pas les réminiscences, d’une génération dont le rapport à la nature et à l’humain se rapportaient à la notion de communauté. Ici, les deux hommes, sur deux voies plutôt à gauche et plus vraiment parallèles, sont des bouts d’idéologie sans action. Un intermédiaire entre la figure issue des années 1960 du vieil engagé, irréductible malgré sa lente absorption par l’Histoire, et celle de son fils, apolitique tendance pantoufles ou opposée. Des figures que retrouvait le cinéaste Ralph Arlyck dans Following Sean, en recherchant l’enfant de libertaires qu’il avait filmé en 1969 et qui parlait, du haut de ses quatre ans, de fumer de l’herbe, des flics et de la dope.
Reprise d’un travail de l’écrivain Jonathan Raymond sur des photos de Justine Kurland, Old Joy se tourne cependant plus vers le paysage physique que vers les représentations politiques. Lorsque les deux hommes arrivent en ville sous la nuit calme et pluvieuse, le film transmet une dernière force, d’où aussi celle de Reichardt, en parvenant à faire glisser des personnages aux spectateurs la douce nostalgie de cette échappée belle.