Quelques mois après la sortie du Fils de Saul de László Nemes, qui a remis plus ou moins sur le métier la question du mariage entre fiction et Shoah au cinéma, la parution de L’Étoile jaune et le manteau rouge de Nicolas Livecchi entend revenir sur un film qui fit autrement plus polémique en la matière, La Liste de Schindler. Avec une ambition que l’auteur qualifie « de modeste […] : redonner une légitimité artistique au film de Steven Spielberg ». Il est vrai que La Liste de Schindler suscita à sa sortie une série de réactions et de tribunes auxquelles le livre, étonnamment, ne s’intéresse qu’assez peu : si les propos de Lanzmann, détracteur notoire du film, sont plusieurs fois repris et commentés, Livecchi recentre plutôt le débat autour de la représentation, au sens large, du génocide juif à la fois dans la littérature (naissance de la « littérature concentrationnaire », Le Journal d’Anne Frank, Maus d’Art Spiegelman) et au cinéma (Nuit et brouillard, Shoah, la série Holocauste, les héritiers de la Liste de Schindler tel Train de vie, puis les cas de La vie est belle et du Fils de Saul). Parti-pris plutôt logique (impliquant toutefois de ne pas vraiment analyser la réception de l’œuvre à l’aune de la tradition « morale » de la critique française) mais qui pousse l’auteur à une stratégie discutable : découper l’ouvrage en deux – partie 1 : le contexte ; partie 2 : l’analyse du film. Si l’on comprend bien la volonté de Livecchi de resituer la sortie – et la réception – de La Liste de Schindler dans un champ plus large pour bien en décortiquer les enjeux de représentation, la première partie ressemble un peu trop à un survol synthétique de la question, égrainant les différents cas analogues en suivant comme seul ordre celui de la chronologie. Ce qui pose dans un sens problème, puisque l’analyse de l’œuvre se retrouve déconnectée de la question de sa réception, là où il aurait fallu entremêler les deux pour répondre directement aux objections critiques – ce que Livecchi fera seulement dans la conclusion, en écho à une intervention (peu pertinente) de Jean-Michel Frodon, qui exhume le dossier Schindler au moment de la sortie de La Rafle de Roselyne Bosch. « Redonner une légitimité artistique » revient ici à faire table rase des critiques du passé, et si l’on comprend bien l’envie de l’auteur de revenir à l’œuvre plutôt que de répondre plus de vingt après à des attaques souvent formellement très approximatives, il n’en demeure pas moins qu’il manque l’occasion de faire d’une pierre deux coups – relire le film, mais aussi invalider les critiques faites à son encontre.
En témoigne, par exemple, son analyse de la fameuse « scène des douches », celle qui fit couler beaucoup d’encre : si l’ouvrage pointe avec justesse que « le rituel de la désinfection des prisonniers et celui de la “Solution finale” finale sont les mêmes », tout en insistant bien sur l’importance du panoramique final qui passe de prisonniers à une fumée noire en suivant verticalement une cheminée, il ne répond pas aux procès en « suspense » intentés au cinéaste, bottant en touche – « cette scène, conforme à une multitude de témoignages, n’illustre pas le processus du gazage ». Si d’autres interprétations se sont certes depuis faites entendre pour reconsidérer cette scène – dont celle récente et autrement moins mesurée de Pierre Berthomieu qui, dans un passage s’attaquant vertement au poids de la morale dans la critique française, traduit la scène comme une volonté de Spielberg de préférer le « miracle » à l’horreur –, on peut regretter que Livecchi n’aille pas ici complètement au bout de son entreprise (la scène « se contente d’illustrer le récit de ceux qui ont survécu » dit-il, avant d’évoquer cependant « un rapprochement opéré [entre le rituel de désinfection et celui de la “Solution finale”] »). Car il est aussi possible de lire en cette scène l’inverse de ce qui lui a été reproché, soit de traiter la représentation du génocide avec désinvolture : tout, justement, renvoie ici à la « Solution finale » sans pourtant qu’elle ne soit à proprement parler représentée, la mort étant suggérée (la cheminée) ou substituée in extremis (l’eau qui remplace le gaz). Sur ce point, le livre s’attache consciencieusement à restituer le travail du film sur le hors-champ, mais échoue peut-être par excès de prudence à atteindre sa cible sur des scènes-clefs, celles précisément sur lesquelles se fonde la réputation infamante de La Liste de Schindler. Si la mesure du ton de Livecchi est louable, malgré quelques envolées ici et là témoignant de son attachement personnel au film de Spielberg (ce qui n’est pas du tout gênant – la recherche universitaire n’a pas nécessairement besoin de se plier à un ascétisme volontariste), on peut regretter que le livre ne parvienne pas complètement à atteindre l’objectif qu’il s’était fixé, soit mettre en exergue l’intérêt d’un film, certes pas sans défauts et maladresses (ce que Livecchi reconnaît sans mal), mais qui ne méritait guère l’opprobre subie à sa sortie.