Paru trop discrètement à sa sortie, l’essai Road Movie, USA est l’un des livres de cinéma les plus euphorisants lus ces dernières années. Conduit par une approche généalogiste, ce bel ouvrage passe au crible une culture de la route, de la transhumance, typiquement liée à l’espace continental et à l’esprit pionner américain. Des vagabonds de la Dépression à Chaplin, du roadrunner de la séminale décennie seventies jusqu’aux ultimes outsiders, l’essai redessine les contours d’un cinéma qui n’a jamais paru aussi pertinent que lorsqu’il a débordé sa Frontière.
D’une taille imposante, d’un format Cinémascope par lequel on croirait humer l’air d’une terre fantasmée, Road Movie, USA s’impose au lecteur comme un énième voyage dans l’histoire d’un art, d’un espace, devenue mythologique : celle d’un Nouveau Monde à l’horizon duquel bien des rêveurs ont cru percevoir les lueurs d’un Paradis. Or, du rêve à la réalité, d’une promesse à son désenchantement, ce vaste monde a vu nombre voyageurs se cognaient contre sa finitude. Le road-movie, genre hybride qui prolonge un élan propre à la fiction américaine, en est le plus enivrant des baromètres. Et l’intérêt de Road Movie, USA, intelligemment focalisé sur ce seul territoire, de creuser la dynamique selon laquelle la route s’est construite comme un lieu d’évasion nécessaire à tous ceux qui l’ont empruntés. Ou le mouvement d’une illusion, d’un espace utopique, situé autant face à soi, vers l’horizon (la ligne droite), qu’au fond de soi (la spirale).
Au vu de l’ambition affichée, difficile d’exposer pleinement ce qu’un livre met en place en termes de principes, lignes et enjeux. La force d’un tel ouvrage tient d’abord au fait de jouer de deux tableaux et de ne jamais laisser sur le bas-côté une Histoire quand elle résonne toujours avec les fictions, ces petites histoires, qui la font et la défont. Les auteurs ont donc pris le parti de mêler entre eux des films parfois lointains tout en préservant une dynamique en perpétuelle transformation. Aussi, pour éclaircir cette virée continentale, ils ont eu la bonne idée de marquer ces élans à même des cartes appelées « trajets de fiction » et ouvrant chaque nouveau chapitre. Car l’appellation « road-movie », et du film qui l’aurait lancé (Easy Rider), ne peut être enfermée, et comprise, au sein du cadre étriqué représenté par la motorisation d’un élan. L’approche de Bernard Benoliel et Jean-Baptiste Thoret consiste à explorer des réseaux souterrains et tracer des parallèles entre tous ces trajets disparates.
Du principe d’Oz qui confronte la route objective à celle intérieure, on trouve à l’origine le paradoxe d’une quête (aller chercher ailleurs, ce double, cet autre, enfoui au fond de soi). Or, ce rêve merveilleux, encore possible dans le film de Victor Fleming, lorsqu’il se confronte à la réalité dévoile déjà cette part d’ombre que les dessous de la porte d’Ellis Island et l’analyse d’un film comme Détour (Edgar G. Ulmer) cernent admirablement. Le mythe de la route ne s’est pas forgé sans le vagabondage qu’il a entrainé. Il aura fallu la figure libertaire de Charlot, corps voué à une transhumance interminable et testant les limites d’un rêve à l’épreuve des Temps modernes, pour le réaliser. De même, le contexte dépressif des années 1930 (Les Raisins de la colère) ou plus loin la figure désœuvrée d’Ethan / John Wayne chez John Ford (La Prisonnière du désert), deux influences majeures du road-movie, auront réfléchi ce rêve terni. Là se situe le nœud d’un élan individuel empêché par un système et le temps des parallèles avec le cœur véritable du road-movie, celui du cinéma américain des années 1970.
Décennie de la contestation, laboratoire d’un mythe remis en question, le Nouvel Hollywood a emprunté des voies subalternes pour mieux tracer de nouvelles lignes de fuite. Son road-movie, genre rebelle, en explorant de Nouvelles Frontières, « finit toujours par croiser et déterrer du temps et retourner à la terre de l’histoire à force de déplacements ». Ainsi, à l’image de son grand-frère indien (défiguré par le western), la transhumance du roadrunner se veut une conquête désintéressée de l’espace où circulent euphorie (communion) et inquiétude (déception). Un doute moderne qui traversera toutes les veines du genre (politique avec Bonnie & Clyde, existentielle avec Macadam à deux voies) jusqu’à contaminer d’autres formes (le road-movie au féminin de Wanda et les « histoires d’eau » métaphysiques telles que The Swimmer et Apocalypse Now). Impossible dès lors de cacher que le corpus (celui des années 1970) exploré est proprement immense (en films, segments, analyses) et les auteurs en jouent comme sur un échiquier dont ils connaissent toutes les figures, pièces maitresses et autres combinaisons. Or, de tous ces trajets de fiction empruntés à la contre-culture, il y aura bien un étrange prolongement. La route vue comme sismographie de l’état d’une nation, d’un peuple, aura montré, par la prescience des années 1970 (voir l’Enfer d’Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia) et de ses films postérieurs, sa limite, sa clôture et sa force de division. Au territoire quadrillé de l’Amérique contemporaine, au survival movie comme road-trip interrompu et cauchemardesque, se sont, par la suite, substitués des efforts isolés, hybrides et nostalgiques. Le seul qui vaille, et magnifiquement exposé ici, reste peut-être celui de ces « somnambules de l’Amérique » (Jarmusch, Van Sant voire Gallo) qui, dans leur engloutissement rêveur, dérivent l’espace sous forme de visions.
Une fois encore, il serait vain de ramasser la densité d’un tel ouvrage. Bien d’autres occurrences circulent entre les lignes de Road Movie, USA. Les auteurs visiteront galaxies (la frontière mentale explorée par 2001), déserts (un mirage métaphysique ici programmé par Bip Bip) et autres géographies (du réseau avec l’ouverture de La Mort aux trousses aux trajectoires du flux chez Michael Mann) qui dévoilent bien les problématiques lignes de fuite au cœur d’un territoire segmenté. Tout cela étant emmené par une écriture limpide, une science de l’accès, qui contenteront les spectateurs les moins nomades. D’autre part, richement illustré (de belles images pleine page), réservant des arrêts sur le mode drive-in (Un monde parfait, The Living End de G. Araki), et des rencontres avec des pirates de la route (Dennis Hopper, Richard C. Sarafian, Bogdanovich…), le trajet du livre demeure de bout en bout passionnant et stimulant. Enfin, c’est l’effet boomerang de Road Movie, USA, un tel ouvrage ne va pas sans courants d’air nostalgiques (comme le western à l’époque, aujourd’hui le road-movie s’éteint ou, mais c’est encore à voir, se jouerait à l’échelle de la temporalité virtuelle selon les auteurs). Il faudra alors se consoler en considérant que, même si la route mène au désenchantement ou à la mort, le voyage fut ici des plus profitables.