Chuva, Árvore Da Vida et M de Jacques Perconte ont tous été tournés entre 2012 et 2014 sur l’île portugaise de Madère, au large des côtes africaines. Chuva montre dans un plan fixe une pluie s’abattre sur une mer grisâtre, au large de laquelle apparaît une île aux contours dissimulés par la brume. Árvore Da Vida montre quant à lui, toujours en un seul plan fixe, les mouvements d’un arbre dont la verdure se confond avec l’environnement. Enfin, M fait défiler une série de panoramas des paysages montagneux et agricoles de l’île. Ces trois films — parmi les plus beaux de la filmographie de Perconte — voient une multitude de formes élémentaires prendre place dans ces paysages travaillés par la compression numérique, entre circulation liquide des pixels face à la mer, balayage du vent sur la végétation de Madère et terre remodelée par la main de l’homme.
La pluie
Dans Chuva, une pluie s’abat sur la mer qui borde l’île de Madère avant que la compression numérique ne vienne, au milieu de ce tumulte météorologique, brouiller la perception jusqu’à l’abstraction. La compression semble ainsi déjà exister à un stade naturel, le voilement du paysage par la brume provoquant ensuite son apparition au milieu du film lorsque la pluie envahit peu à peu l’écran de son opacité. La particularité de Chuva tient dès lors à son ancrage météorologique comme point de départ de l’abstraction pixelisée. En ce sens, ce n’est pas un motif distinctement visible (l’île ou la mer) qui se trouve à l’origine de la compression de l’image, mais bien un élément (ici des gouttes de pluie) qui ne peut pas être capté précisément. Cette pluie brumeuse n’inscrit toutefois pas le mouvement des pixels dans la dynamique essentiellement verticale qu’impliquerait des coulées naturelles d’eau à l’intérieur du cadre. Les mutations graphiques de Chuva prennent parfois au contraire des directions horizontales, amplifiant le quadrillage initial du paysage. Le mouvement vertical de la pluie est ainsi conjugué à l’horizontalité de la compression, permettant à Perconte de faire resurgir les lignes qui partageaient, au début du film, ce paysage divisé entre la mer, la terre et le ciel.
Par la suite, les premières traînées grisâtres et horizontales de pixels s’accompagnent de plusieurs mutations graphiques nourrissant une abstraction de plus en plus intense. La bande-sonore se fait plus éthérée et lancinante, tandis que les premières touches de couleurs apparaissent. Du violet et du vert viennent se fondre dans la masse compressée de l’image qui tend au fur et à mesure à se liquéfier. Les dernières minutes du film, envahies par un mosquito noise, voient également apparaître un bleu saturé (image ci-dessus à droite), qui est à son tour ravalé par le noir. Les variations progressives de Chuva retranscrivent dès lors la puissance phénoménologique de la compression, où le moindre micro-changement peut impacter l’entièreté de l’image sans pour autant la changer radicalement. Plutôt qu’un chamboulement brutal de la matière des images, la compression raconte toujours chez Perconte l’histoire d’un doux voyage vers l’intensification, via le numérique, de la plasticité initiale du réel.
Le souffle
Toujours via la douceur de la compression numérique, Árvore Da Vida débute sur un monochrome vert qui dévoile une forme peu à peu reconnaissable : un arbre qui se dessine lentement au centre du cadre, depuis la pureté d’une couleur unique. L’attente du dévoilement complet de cet arbre maintient ensuite le reste du film sous tension, non sans l’aide de l’inquiétante bande-son composée par Jean-Jacques Birgé. L’arbre va-t-il, oui ou non, apparaître dans sa forme définitive ? Sans proposer une structure exactement inverse à celle de Chuva, Perconte articule ici son film autour d’une boucle temporelle. L’arbre n’est ainsi jamais complètement dévoilé et finit même par se fondre dans un second monochrome vert dès la deuxième moitié du film (images ci-dessous). Comme prisonnier d’une nature monochromatique le rattachant à son environnement, cet arbre demeure dès lors inaccessible en tant que forme définitive, concrète et stable. C’est que l’intérêt du film est ailleurs : Árvore Da Vida s’attache à faire vivre la végétation par le mouvement du vent soufflant sur Madère. À rebours du statisme induit par le cadre immobile, Árvore Da Vida voit ainsi un corps naturel faire face à sa propre fixité.
Dans ce dispositif propice à la compression du moindre mouvement, le passage du vent devient la condition essentielle pour que l’arbre, d’abord caractérisé par son statisme (racines immobiles, choix du monochrome, temps ralenti), se révèle vivant, en mouvement et capable de générer d’autres couleurs que le seul vert. Lors du passage au monochrome final, la disparition de l’arbre dans le vert de l’image ne s’opère cependant pas selon les mêmes modalités que celles de son surgissement premier. Au début du film, les contours de l’arbre s’y dessinaient par le biais d’une pixellisation très précise, l’arbre surgissant à travers une multitude de points ; à la fin, ce même arbre disparaît au cœur d’une image habitée par la trace de ses mouvements passés, le spectre des trajectoires dessinées par le vent persistant un certain temps. Si l’arbre de Madère semble condamné à revenir à son état monochromatique de départ, son passage aura été plastiquement retenu à l’image par la compression d’une simple brise.
La terre
Une séquence de M, issue de Terra Campones, un autre court métrage de Jacques Perconte tourné à Madère, montre un agriculteur en train de travailler au loin, dans la partie inférieure d’un plan d’ensemble surplombant une vallée enclavée. Ce cadre initial le voit labourer la terre rouge de l’île à l’aide d’une fourche, geste mécanique qui annonce les transformations plastiques à venir. Ce plan persistant, qui en contient en vérité plusieurs, se divise dès lors en cinq temps (images ci-dessous). 1) Le cadre initial où l’agriculteur, minuscule, se tient en bas à droite d’un plan fixe. 2) Le premier dédoublement de la figure de l’agriculteur, qui intervient dans la partie gauche de l’image. 3) Le troisième plan du laboureur, dans une image agrandie, qui le fait apparaître en haut à gauche du cadre. 4) L’apparition de la fourche et de l’ombre de l’agriculteur agrandie, qui se dédoublent ensuite pour « remplacer » une majeure partie de l’image. 5) Par le truchement d’un gros plan filmé près du sol, un ultime coup de fourche vient définitivement balayer l’entièreté de l’image, dont le rouge dominant persistera jusqu’au début de la séquence suivante.
Exemple emblématique d’un compositing reposant sur la présence simultanée d’une même figure à plusieurs endroits de l’écran, cette séquence met en lumière un procédé courant chez Perconte, qui consiste à superposer plusieurs couches de plans et de temporalités au sein d’une même image. Cette reformation par le travail de l’homme des formes numériques sur la nature s’inscrit dans la trajectoire générale de M, qui dépeint des paysages se reformant les uns sur les autres par l’entremise d’une persistance graphique permise par la compression (images ci-dessous). Un paysage est par exemple raccordé à un autre, qui en épouse d’abord les contours avant d’inscrire lentement ses formes et ses couleurs via les vibrations internes des éléments naturels et figuratifs qui le constituent (le mouvement de la végétation, des nuages ou des corps humains). M vient ainsi magnifier par le montage la présence plastique des paysages, des éléments et des phénomènes naturels introduite dans Chuva et Árvore Da Vida. C’est que les compressions vidéo de Jacques Perconte puisent directement leur beauté des lieux filmés. Rien d’anodin, dès lors, à ce que cette succession de paysages majestueux, où l’homme entretient un rapport symbiotique avec son environnement, permette de révéler le lien si fort qui unit paradoxalement la matérialité du numérique à celle de la nature.