Du 1er janvier au 30 juin 2022, Jacques Perconte a exposé à Bruxelles Europa Aour, installation réalisée dans le cadre de la présidence française de l’Union Européenne. Nous nous sommes rendus sur place, fin juin, pour découvrir la pièce et nous entretenir avec le cinéaste.
Découvrir Europa Aour, quelques jours avant son démontage, relève du pèlerinage. Il faut traverser la frontière franco-belge pour aller à la rencontre de cette pièce monumentale qui s’élève à la verticale dans l’espace d’accueil du Conseil de l’Union Européenne à Bruxelles. Une fois arrivé sur place, et après avoir franchi quelques contrôles de sécurité, un mont se dresse : un grand écran dont la partie supérieure est d’abord masquée par une passerelle située au plafond. Pour voir la pièce dans son entièreté, il faut faire un pas vers elle et lever les yeux vers le ciel. Un dispositif qui dénote avec l’espace dans lequel il s’inscrit : tandis que s’esquissent, sur un écran LED de plus de cinq mètres de haut, des montagnes, des vagues et des oiseaux, la bureaucratie européenne s’active aux alentours, avec des diplomates allant et venant dans les couloirs d’un bâtiment à l’architecture moderne. « Ah, c’est vous l’artiste ! » dit-on à Perconte, à l’entrée de l’édifice.
En bon guide, le cinéaste nous raconte alors la conception de cette installation hors normes : « Adeline Rispal et le studio de design graphique Irrésistible ont candidaté à un appel à projet artistique lié à la présidence française de l’Union Européenne. Ils cherchaient à intégrer à leur projet une œuvre qui synthétise les questions écologiques et celle de la transition numérique, l’une des lignes directrices de la politique française pour l’UE, et ont pensé à mon travail. » Bien que surpris par la demande, Perconte se dit immédiatement intéressé et le projet d’Adeline Rispal, intitulé L’Étoffe de l’Europe, est par la suite adopté à l’unanimité. En premier lieu, la taille de l’écran s’impose à lui au regard de la configuration de la pièce (une grande hauteur de plafond et trois pans de fenêtres), suivie par le choix de recourir à la technologie LED. « Je cherchais une technologie d’écran qui soit très délicate, où l’on ait affaire à quelque chose de très “doux” alors que, techniquement, c’est très “dur”. Ce ne sont que des petites lampes qui s’allument et qui s’éteignent, et qui n’ont aucune douceur dans leur structure. Mais l’incarnation physique de l’image est sans commune mesure avec une projection au cinéma. » C’est ce qui frappe à la découverte d’Europa Aour : les compressions y sont d’une finesse saisissante, les traînées de pixels se jouant à la diode près. « Il y a une densité et une rigueur dans l’image LED qui est assez loin de celle du cinéma, où l’on a affaire à un adoucissement de la netteté. Même si l’on voit la matrice des images durant la projection, il y a toujours une légère diffraction de la couleur, de la lumière. On ne voit pas les pixels mais leur écho. Ici, quand on s’approche, on les voit tels quels. » Devant ce spectacle haptique, on ne cesse de s’éloigner et de s’approcher de l’écran, pour le toucher du bout des doigts et voir, de plus près, ce qui s’y dessine. En attestent les premières minutes du film, où l’on entrevoit du relief parmi des nuances de beige et de bleu. Petit à petit, quelque chose paraît couler, glisser, se répandre entre les lignes dessinées par les montagnes, sans que l’on sache immédiatement de quoi il s’agit. Un cours d’eau semble émerger dans la partie inférieure du cadre, une cascade se frayant peu à peu un chemin parmi les pixels. Notre regard suit le mouvement de l’eau tandis que, tout autour, l’image frémit. On comprend alors progressivement que ces troublantes vibrations sont dues à la masse d’air qui se trouve entre le paysage et la caméra de Perconte, positionnée sur la montagne adjacente. Au vide et à la distance qui s’étendent face à nous répond l’impression de se trouver simultanément au plus près du frissonnement de la matière.
En transit
Proche dans l’esprit d’un bas-relief, Europa Aour est une pièce fondamentalement digitale, au sens numérique et tactile du terme. « Je cherchais à produire quelque chose de cinétique. Devant l’écran, on perd parfois le rapport au sujet, à la représentation, pour simplement faire face à un jeu de lumières qui s’allument et s’éteignent. » Quant à savoir si le recours à un montage génératif, c’est-à-dire produit par un algorithme, n’aurait pas été adapté à ce type d’installation, Perconte reste catégorique : « Les organisateurs avaient envie que je fasse une œuvre générative. Mais pour que la pièce soit fiable, j’ai écarté cette piste très rapidement. » Un horizon que le cinéaste souhaite de toute façon mettre de côté au profit d’une forme plus artisanale, analogue à celle du peintre ou de l’orfèvre : « Je n’ai pas envie de proposer quelque chose qui contribue à développer un imaginaire de la technologie comme puissance. Depuis longtemps, je revendique le fait d’affirmer mes choix vis-à-vis de mes images. Je préfère être en face du travail de l’homme avec la machine plutôt que d’être face au travail de l’homme décuplé par la machine. » Concrètement, le dispositif témoigne en effet d’une grande simplicité en dépit de ses dimensions monumentales. « C’est juste un lecteur vidéo. L’œuvre ne se fait pas quand on la voit. On n’est pas dans la démonstration de la puissance du faire, dans l’action, mais bien plutôt sur le retour d’une recherche. » D’où que les paysages du film s’avèrent familiers pour qui suit le travail du cinéaste. Des monts alpins aux côtes normandes, Perconte revendique le fait de proposer, avec cette pièce, une forme de compilation : « Il fallait que ce soient des lieux que je connaisse bien et que j’ai déjà filmés, pour continuer quelque chose qui existe déjà. Je ne voulais pas que cela relève du nouveau, de la conquête. Je préfère être dans le transitoire : ça existait avant, et ça existera après. »
Être dans le transitoire : voilà qui résume bien Europa Aour, de sa présentation au sein d’un lieu de passage à ses images qui ne cessent de se redéfinir, pixel par pixel. Le montage de la pièce, où les compressions se déploient patiemment le long de séquences étirées (dont un sublime plan de dix minutes sur un arbre qui dévoile peu à peu son feuillage), donne l’impression que les images glissent les unes sur les autres comme de la peinture – à l’image du titre de l’œuvre, dont les deux mots finissent par n’en former plus qu’un seul. Les coupes sont moins franches et les idées de compression moins explicites, comme s’il était question de regarder la pièce d’un œil plus distrait, d’en ressentir les vibrations avec une attention relative, quand bien même le travail de Perconte s’accompagne habituellement d’un sentiment de sidération face aux images. « Cette dimension décorative est en jeu dans tous mes films, mais au cinéma je la maltraite, puisqu’on est dans une histoire d’adresse avec les spectateurs. Ici, le décoratif est précisément le milieu dans lequel la pièce évolue. L’idée est alors d’attraper les passants par le décoratif, en les enrobant dans quelque chose qui, peu à peu, révèle son intensité ». C’est toute la beauté d’Europa Aour que de prendre ainsi les atours d’une fontaine murale ou d’une tapisserie, soit de se présenter à nous sans s’imposer : on vient à sa rencontre pour discuter et partager nos impressions sur le moment, avant de repartir quand on le souhaite en laissant la pièce derrière nous, après un ultime regard en arrière. À elle désormais, comme le suggère Perconte au moment d’évoquer l’avenir incertain de l’installation, de « continuer son chemin… »