Pour tous les cinéastes hollywoodiens classiques ayant trouvé les moyens de contourner les normes esthétiques et morales qui leur étaient imposées, pour tous les auteurs maudits qui auront accouché d’un dernier chef‑d’œuvre avant de disparaître, il y a autant d’oubliés, de carrières brisées avant d’avoir atteint leur plein potentiel par des catastrophes industrielles, des différends de production ou des drames personnels. Ceux-là, celles-là, le passage cruel du temps les efface de l’histoire du cinéma.
Liliane de Kermadec a disparu le 13 février dernier et les cercles cinéphiles ne s’en sont pas émus ; quelques mois plus tôt, son nom n’était même pas cité dans l’histoire des réalisatrices publiée par les Cahiers du cinéma. Au milieu des années 1970, elle comptait pourtant parmi les espoirs les plus prometteurs du cinéma d’auteur français avant que l’arrêt brutal de la production de son troisième long-métrage, Sophie et le capitaine, ne porte un coup presque fatal à sa carrière cinématographique. De Kermadec a laissé derrière elle une œuvre éparse et aujourd’hui quasi invisible : quatre longs-métrages de fiction, une poignée de téléfilms, une série et une dizaine de documentaires, pour la télévision ou autoproduits. Cette œuvre porte les stigmates des difficultés qui ont présidé à sa conception, et on ne peut que se demander rétrospectivement ce qu’elle aurait pu devenir si on lui avait donné les moyens d’éclore pleinement.
Trouver sa voix
Si le nom de Liliane de Kermadec n’est pas tout à fait inconnu, c’est d’abord parce qu’il figure au générique de deux des plus beaux films français des années 1960, Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda et Muriel ou le temps d’un retour d’Alain Resnais, dont elle fut la photographe de plateau. Née à Varsovie d’une mère polonaise et d’un père russe, Kermadec souhaitait initialement devenir actrice. Après la photographie, c’est finalement la mise en scène qu’elle choisira. Elle réalise dans les années 1960 une poignée de court-métrages qui connaissent un certain retentissement en festivals : Le Temps d’Emma, récompensé à Venise en 1964 et Qui donc a rêvé (1966), inspiré par Lewis Carroll, où Delphine Seyrig, l’actrice de Muriel, donne la réplique à son ancien professeur, Roger Blin. Deux projets de long métrages (Le Noir de la nuit puis Tante Édith) finissent dans les placards après plusieurs années de développement, faute d’obtenir l’Avance sur recettes. Le troisième, Home Sweet Home, parvient à se monter avec une équipe réduite. Pour le produire, Liliane de Kermadec s’associe avec les francs-tireurs Paul Vecchiali et Guy de Cavagnac pour fonder une société, Unité Trois, qui accompagnera aussi Chantal Akerman (Jeanne Dielman, News From Home, Les Rendez-vous d’Anna) ou Eduardo de Gregorio (La Mémoire courte). De ce film, à ma connaissance introuvable, ne nous reste qu’un synopsis qui n’est pas sans évoquer Céline et Julie de Rivette :
« Deux garçons, une fille, une seule mobylette et l’envie folle de vagabonder. Une vieille maison, l’air abandonnée. Ils y pénètrent. Le passé resurgit devant eux. Le maître et son serviteur sont là enchaînés à leurs souvenirs. Le temps les a confondus. Les trois jeunes gens plongent dans le temps, retirant des bribes de passé, des morceaux de présent. Désorientés, ils tentent d’échapper aux puissants maléfices de cette maison.»
À défaut de rencontrer le public, ce premier essai séduit la critique et permet à la réalisatrice d’enchaîner sur le film de la consécration : Aloïse, co-écrit avec André Téchiné, et présenté en compétition officielle au Festival de Cannes 1975. Ambitieuse biographie d’Aloïse Corbaz (rebaptisée Porraz dans le film, comme pour tracer la distinction entre le réel et la fiction), figure majeure de l’art brut, le film s’inscrit dans la mouvance d’œuvres consacrées à des figures marginales d’artistes maudits, de fous et d’assassins, tranchant par leurs sujets comme dans leur forme avec la tradition hagiographique des biographies de l’ère classique. Ce film – dont il n’existe qu’une édition DVD honteuse qui semble tirée d’un master vidéo dégradé – semble annoncer les biopics tortueux et distants de la décennie écoulée comme Saint-Laurent de Bonello ou Barbara de Mathieu Amalric. Kermadec se refuse en effet à tout travail pédagogique sur la figure évoquée (certaines données biographiques essentielles ne sont signifiées que de manière allusive et d’autres sont tout à fait ignorées) et à toute forme de psychologie (l’héroïne reste de bout en bout opaque au spectateur et la caméra rechigne à adopter un point de vue défini).
Aloïse (1975) : Un soleil noir, et son négatif.
Le générique d’Aloïse s’ouvre sur un fond noir sur lequel s’impriment les noms des comédiens, au son d’un air d’opéra martial, avant que ne se forme au centre de l’écran une sorte d’astre noir entouré d’une lumière fluctuante. L’image devient ensuite son négatif : un astre blanc cerclé de noir, qui vient s’emplir de rouge lorsqu’apparaît à l’écran le nom de la cinéaste. Ce générique énigmatique est à l’image d’une biographie en creux qui n’est pas celle attendue : plutôt que la célébration des accomplissements d’une artiste, on nous propose son négatif, l’histoire d’une femme qui n’a pas vécu ou tout du moins qui n’a pas réussi à vivre selon ses propres termes. La mise en scène décentre souvent l’héroïne dans le cadre pour filmer autour d’elle (qu’il s’agisse de la circulation des femmes du foyer qui cuisinent et servent les hommes ou du ballet des fous, des infirmières et des médecins de l’asile), une perspective distanciée et contextuelle dans laquelle se fait ressentir la double influence du féminisme et de l’antipsychiatrie. Le récit filandreux se compose d’une succession de vignettes disjointes accompagnant sans fanfare son héroïne de la petite enfance au tombeau. Au lyrisme annoncé par la musique du générique succède un naturalisme trompeur, la quotidienneté des situations étant toujours court-circuitée par des dialogues très écrits et des performances d’acteur hautes en couleur dans les seconds rôles.
Comme en miroir à la schizophrénie d’Aloïse, le film est fracturé en son tiers, deux très grandes comédiennes se succédant dans le rôle-titre. La jeunesse d’Aloïse à Lausanne est placée sous le signe du refus, incarné par une très jeune Isabelle Huppert, aux joues rebondies mais droite comme un I, cultivant déjà la morgue hautaine qu’on lui connaîtra ensuite. Ce refus est duel : refus d’un parcours tracé pour elle, celui de la domesticité, du mariage, de la dilution de soi dans la communauté ; mais refus aussi d’un véritable affranchissement des limites que les institutions de la famille, de l’école et de l’Église lui imposent – la directrice de son école salue ainsi ses qualités d’application et son esprit d’obéissance. Plus tard dans le film, l’héroïne se définira comme « une de ces vieilles demoiselles qui ont eu peur, une de ces femmes qui n’ont osé dire ni oui ni non ». Mais, jeune, Aloïse est encore animée par une bouleversante utopie : celle de s’affranchir par la seule force de sa voix de la parole normative des hommes et des institutions. Elle rêve de devenir cantatrice et avoue dans un soupir à son professeur de chant : « Je voudrais que toutes les langues ne servent qu’à chanter. » Elle copie les textes des étudiants de la faculté qui apprécient la beauté de son écriture pour le pur plaisir de sentir sa main sur la plume, de voir le tracé de l’encre sur le papier : « Ça m’intéresse plus que leurs discours. » Ce sont cependant les discours qui restent, lui rappelle le professeur, les paroles plus que la voix que l’on retient, admet l’héroïne elle-même. Et sa voix ne cesse ainsi d’être recouverte, par le chœur des communiants à l’Église, par la logorrhée d’un père, d’un prêtre, d’un jeune homme qui souhaite l’épouser. Aloïse a beau s’indigner (« Je ne veux plus jamais chanter avec les autres, je veux chanter toute seule. Je veux qu’on entende ma voix. »), elle échoue à admettre que la voix est chevillée au corps et au désir, qu’une voix véritablement affranchie nécessiterait un laisser-aller dont elle est incapable. Comme l’explique son professeur de chant : « Respirer est un besoin, chanter un désir. Ce désir doit creuser votre corps tout entier. Car vous avez un corps, n’est-ce pas ? Il faut parvenir à le faire entendre, votre corps. » Or l’Aloïse incarnée par Huppert est dans la rétention, la maîtrise du corps : sa main protège souvent son cou, ses épaules sont rentrées, son regard fuyant ou dédaigneux pour ceux qui autour d’elle se laissent aller aux plaisirs de la chair.
Aloïse (1975) : Huppert ou le refus, Seyrig ou l’effondrement.
Quand Aloïse quitte Lausanne pour un poste de gouvernante en Allemagne et renonce, du même coup, à son rêve de chanter, succède à l’inflexible Huppert une Delphine Seyrig méconnaissable dans une performance nerveuse et très physique qui rappelle qu’elle fut un temps l’élève de Lee Strasberg à l’Actors Studio. Dès son entrée dans le cadre, elle se heurte à la grille infranchissable du palais de l’Empereur Guillaume II, annonçant les quarante années d’internement qui vont suivre. Et à la rigidité du corps d’Huppert, Seyrig ajoute une note d’hésitation, de fragilité auxquelles succèdent bientôt le dérèglement puis l’effondrement entraînés par la guerre, qui arrache Aloïse à sa famille d’adoption et la précipite dans la folie. Jamais on n’avait vu au cinéma l’interprète éthérée de L’Année dernière à Marienbad et Baisers volés hurler, pleurer, se courber en deux, se masturber frénétiquement, faire sa toilette à l’urine et vociférer « Putain de bordel de Dieu, allez-vous faire foutre ! ». Cette partie du film est précisément marquée par le retour incontrôlé de la corporéité, le jeu de la comédienne oscillant entre une rétention discrète dans la lignée de celui d’Huppert et brusques éclats de gestes et de voix, accélérations inopinées du débit de parole éclatant sur un soudain mutisme. Mais demeure l’impuissance à se mêler aux autres. Dans une séquence, Aloïse se laisse aller à danser avec un autre patient de l’hôpital psychiatrique où elle est enfermée. Épuisé par son énergie débordante, l’homme s’arrache à ses bras, mais l’héroïne poursuit inlassablement sa valse, pour elle-même. Trouver l’espace, le temps et le matériau pour exprimer sa subjectivité dans un cadre où, plus que jamais, on lui demande de faire corps avec les autres, devient l’enjeu du dernier mouvement du film, qui s’intéresse enfin à la gestation de l’œuvre de l’héroïne. L’acte de création lui-même n’est cependant peu ou pas filmé. De la même manière que, jeune fille, Aloïse chantait derrière une porte pendant que sa famille déjeunait, femme mûre, elle se réfugie désormais aux toilettes des dames, ou se tapit au pied d’un lit pour écrire et dessiner. En cachette, pour elle-même, elle retrouve enfin sa voix : en témoignent les lectures des textes d’Aloïse par Seyrig en off sur des images du décor déserté de l’asile, et surtout ce plan onirique renouant avec le lyrisme du générique où, adossée à sa fenêtre en pleine nuit, le visage à demi éclairé par la lune, Aloïse entonne un air d’opéra. Hélas, cette création libératrice se voit rapidement ravalée par des dispositifs de contrôle physiques et discursifs : c’est l’infirmière qui la force désormais à signer ses toiles, le professeur d’arts plastiques qui assène à ses étudiants son interprétation erronée de l’œuvre en refusant de répondre à la moindre question, la cousine disparue qui vient pleurer à ses funérailles pour s’enquérir des droits de succession de ses toiles. Aloïse ne sort de l’asile qu’au seuil de la mort, et ce n’est pas en tant que grande artiste ayant atteint la consécration : elle ne se reconnaît même pas dans les larges toiles déteintes exposées au musée de Lausanne. Elle n’est qu’une femme passée à côté de sa vie qui, lorsqu’elle veut revoir la maison de son enfance, découvre qu’elle a cédé la place à un immeuble moderne fait de verre et d’acier. Le monde dont la destruction l’avait anéantie s’est reconstruit sans elle, tandis qu’elle se trouvait enfermée dans la bulle sans âge de l’asile.
Trouver sa voie
Le succès critique d’Aloïse ouvre des portes à Liliane de Kermadec, qui propose ses nouveaux projets à d’autres producteurs. Irène Silberman, secondée par son époux Serge, célèbre pour ses collaborations avec Luis Buñuel, donne son accord pour un projet intitulé Sophie et le capitaine. Dès les débuts de la collaboration, les liens entre productrice et réalisatrice s’avèrent compliqués : Silberman demande à être créditée comme co-auteure sans avoir écrit une ligne du scénario (« c’est le même contrat que Buñuel », dit-elle en guise d’explication) et fait pression sur la réalisatrice pour lui imposer des techniciens. Le nom de la cinéaste et la réputation de ses producteurs permettent néanmoins de monter le film en moins d’un an. Grosse machine coproduite par la Gaumont et la SFP, mettant en scène Julie Christie, Jacques Perrin et Juliet Berto dans les rôles principaux, Sophie et le Capitaine aurait dû offrir à Liliane de Kermadec sa place parmi les auteurs internationaux qui comptent. Le tournage démarre en mai 1978 avant d’être interrompu au bout de quinze jours par la production, sans aucune justification à la réalisatrice si ce n’est qu’« Irène pleure tous les soirs » d’après son époux. Plus tard, les Silberman prétexteront le « non-respect du scénario initial » par Kermadec, ce que démentiront tant la cinéaste que son interprète Julie Christie. Et puis, fait remarquer Kermadec, « à quoi servirait un film si la mise en scène, les décors, les acteurs, la lumière, ne changeaient rien à ce qui est écrit ? En ce cas on ferait des bouquins ! ». Les producteurs bloquent ensuite la cession du projet à Bertrand Tavernier, prêt à reprendre le film avec sa société, réclamant pour la récupération des rushes déjà tournés un montant trois fois supérieur à leur coût réel. Des articles sont publiés dans plusieurs revues de cinéma et une conférence a lieu en octobre 1978 à la Société des Réalisateurs de Films (SRF) où Kermadec, Tavernier et Christie exposent l’affaire devant un public où l’on reconnaît Agnès Varda et Alain Resnais. L’affaire agite l’industrie du cinéma de par les questions qu’elle pose sur la propriété du film, notamment celle de la pellicule qui appartient contractuellement au producteur.
Le Petit Pommier (1981) : entre fantaisie et mélodrame domestique.
Malgré la publicité autour du scandale, le film ne sera jamais terminé et la grande perdante de l’affaire reste Liliane de Kermadec, qui mettra près de vingt ans pour tourner son troisième long-métrage. La cinéaste tente alors sans succès de développer plusieurs autres projets. Un scénario refusé par l’Avance sur recettes attire l’attention de Delphine Seyrig qui l’encourage à le monter par d’autres biais : De Kermadec le propose alors à France 3 qui prépare une série de films tournés en 16mm, Cinéma 16. Le Petit Pommier est finalement tourné en 1981. Dans cette fiction réaliste aux antipodes d’Aloïse, Delphine Seyrig interprète une photographe célibataire dont le quotidien heureux est heurté par le départ du foyer de sa fille (la chanteuse Élise Caron) et par la fugue mystérieuse du petit garçon de sa voisine. Le film, moins ambitieux qu’Aloïse, est aussi plus délicat et sans doute mieux tenu. On y retrouve la même manière de pousser sa comédienne aux retranchements de son image et de son jeu habituels. Seyrig se réinvente en bobo farfelue aux cheveux en pétard, dont la voix toujours traînante et mélodieuse prend des inflexions gouailleuses et se heurte avec bonheur à l’abattage de sa jeune partenaire. Mais la fée des Lilas n’est jamais loin : le décor factice du studio de la mère, les dialogues fantaisistes de Kermadec et de facétieux effets spéciaux détricotent par petites touches le réalisme initial des situations jusqu’à un épilogue étrange en forme de cauchemar où Jean-Pierre Léaud cabotine dans les sous-sols d’un grand magasin désert. Malgré sa dimension ludique, le film est traversé par une vive mélancolie au service d’un sujet finalement peu traité au cinéma : le déchirement de la séparation entre une mère et une fille intimement complices, habituées à vivre ensemble sans la compagnie des hommes. « Mon drame : j’ai le comique nostalgique », avoue avec malice la réalisatrice au moment de la diffusion du film. Ses œuvres suivantes pour la télévision, Mersonne ne m’aime et Un moment d’inattention ne sont pas d’aussi franches réussites, mais on y retrouve le plaisir de la cinéaste à lâcher en liberté des comédiens iconoclastes (de Michaël Lonsdale à Jean-Pierre Léaud, de Bernadette Lafont à Fabienne Babe) et la même réécriture fantaisiste du réel.
Son dernier long-métrage réellement produit, La Piste du télégraphe, projet esquissé dès 1980 avec Julie Christie sous le titre A Mystery Woman, sort en 1994 dans une relative indifférence. Liliane de Kermadec s’y intéresse à nouveau au destin d’une femme exceptionnelle, celui de Lillian (dans le film : Lisa) Alling, Américaine d’origine russe qui, en 1927, marcha seule de New York jusqu’au détroit de Béring pour regagner son pays natal. Elle y filme une actrice, exceptionnelle elle aussi de grâce et de détermination, Elena Safonova (Les Yeux noirs). La réalisatrice renoue avec une narration fragmentaire où l’esthétique baroque et anti-naturaliste des séquences new-yorkaises se dépouille de ses artifices plus la ville s’éloigne. Comme Aloïse, Lisa/Lillian est impénétrable, n’offre aucune explication psychologique de son départ à ses deux amants (un homme et une femme). Elle ne fait que répéter obstinément : « Je veux vivre là où je suis née. » Contrairement à Aloïse, aucun homme, aucune femme, aucun obstacle ne parviennent toutefois à la faire dévier de son but, aucun ami ne parvient à la retenir très longtemps à ses côtés. Au fil de son voyage, elle ne devient plus seulement un corps libre et en errance mais aussi une légende, une rumeur qui circule d’un comptoir marchand à un autre jusqu’aux confins de la Sibérie. Hélas, de nouvelles contraintes de production empêcheront la cinéaste de parvenir au bout du voyage, d’accompagner son personnage jusqu’à l’océan. À l’arrivée de Lisa se substitue donc un carton, qui, incidemment, marque aussi l’arrêt définitif de la carrière cinématographique de Liliane de Kermadec, avant la fin de ce qu’aurait dû être son parcours. Après La Piste du Télégraphe, Liliane de Kermadec rompt en effet les amarres avec l’industrie. L’arrivée du numérique – qui a aussi sauvé son ancien comparse d’Unité Trois, Paul Vecchiali – lui permet de tourner seule dans les rues, sans dépendre de quoi que ce soit d’autre que de sa caméra, des documentaires courts ou longs, diffusés ou non à la télévision. C’est en DV qu’elle tourne sa dernière œuvre de fiction, écrite avec les habitants d’un village du Haut-Karabagh, république autoproclamée située à l’Ouest de l’Azerbaïdjan. Ce film bancal, Le Murmure des ruines, sort en catimini en salles en 2013 et si on y retrouve intacte la rigueur du cadre de la cinéaste dans les plans de paysage, son découpage ne semble pas tout à fait approprié à son nouveau médium et la fiction ne parvient pas à prendre. Il y a deux ans, elle donnait un entretien mi-apaisé, mi-désabusé à l’ARP :
« Je suis devenue tout à fait libre en renonçant au long métrage, en renonçant à la mendicité, aux humiliations pour trouver de l’argent […] et j’ai découvert que la liberté était l’essentiel pour faire des films petits ou grands. […] J’ai été assez libre et je l’ai payé très cher. Je l’ai payé en cavalant dans Paris toute seule avec ma caméra et je suis assez contente de ça.»
Comme ses héroïnes, Liliane de Kermadec a rêvé plus grand que les récits domestiques, les drames psychologiques, les budgets limités qu’on attendait alors des « films de femmes », mais elle s’est retrouvée emmurée derrière la grille infranchissable des contraintes de production, des refus des commissions de financement. Son parcours accidenté a sans doute davantage à nous apprendre que celui de celles et de ceux qui furent plus chanceux qu’elle.