J’avais tout juste vingt ans lorsque j’ai vu Cléo de 5 à 7 pour la première fois. La Nouvelle Vague, je l’ai découverte avec Cléo. Je l’ai vu avant Les 400 Coups, avant A Bout de Souffle, Le Signe du Lion et Le Beau Serge et je l’ai toujours préféré. Choc formel dès la première séquence : je ne savais pas que le cinéma pouvait ressembler à ça. Ce brusque passage de la couleur au noir et blanc d’abord, le regard caméra de la voyante menteuse qui dit à Cléo « qu’en main, elle n’y connaît rien », alors qu’elle vient de lire la mort sur sa paume, et le ressassement des plans de Corinne Marchand qui descend les marches qui la séparent de la rue de Rivoli. Au fil du film se succèdent pensées en off et images mentales, chansons de Michel Legrand, pastiche de burlesque muet et effrayantes vignettes documentaires où des artistes de rue gobent des grenouilles vivantes et se transpercent le bras d’un coup d’aiguille. Le film semblait fait de fragments disjoints qui en déraillaient sans cesse le cours, et pourtant je sentais que, par leur agencement musical, ces fragments formaient un tout plus fragile, en apparence moins « maîtrisé » que les films que je connaissais, mais aussi plus vivant.
Je ne sais pas combien de fois j’ai vu et revu Cléo. Jamais au cinéma. Je parlais tellement du film que mes amis de l’époque m’avaient offert le DVD, avec Daguerréotypes en bonus et un petit carnet d’illustrations dessinées par Sempé. Je l’avais toujours avec moi. Je l’ai beaucoup montré, beaucoup prêté ; le petit disque est aujourd’hui rayé. C’était presque un passage obligé : il fallait que tous les gens que je rencontrais l’aient vu, il fallait aimer Cléo pour mériter d’être aimé. Un été en 2010, avec un ami américain de passage à Paris, nous avons même suivi à pied le parcours de Corinne Marchand des Beaux-Arts à la Pitié Salpêtrière.
En le redécouvrant aujourd’hui, je me rends compte à quel point le film contient tout le cinéma qui a compté pour moi ensuite. Œuvre au réalisme trompeur, attentive à la géographie des corps (visages) et d’une ville (villages), sensible à l’écoulement du temps et aux déplacements dans l’espace, mais où la réalité dévoile sans cesse son envers invisible, trahi par la frénésie du découpage et la surabondance de signes (horloges, miroirs) qui se présentent au regard de l’héroïne. Le réel semble se refléter non à travers un point de vue singulier mais à travers une multiplicité de points de vue divergents : les plus beaux personnages sont ceux qui gravitent autour de Cléo, surtout Angèle, cette femme énigmatique et bienveillante qui veille sur elle, mi gouvernante, mi mère de substitution ; et puis l’amie perdue de vue à qui Dorothée Blank prête son délicieux zozotement. Varda, généreuse, leur donne la parole, nous fait entendre leurs pensées comme elle prête une oreille curieuse aux bavardages des badauds. Ces bribes de conversation, de pensées glanées au fil des rues et des terrasses de café sont comme autant de films qui auraient pu advenir ; elles contribuent au sentiment qu’en fait, non, l’œuvre n’est pas le reflet d’un monde, elle est un monde en elle-même.
Ce que je sais d’elle (de multiples regards)
Le film ne met pas en scène un récit à proprement parler mais un état, ou plus précisément le passage d’un état à un autre, la transformation de tout un être comme l’annonce la cartomancienne dans la séquence d’ouverture. Le diagnostic médical attendu par Cléo n’est qu’une sorte de MacGuffin. Le vrai cancer de Cléo, c’est la peur : peur de la mort, peur de la laideur, peur de s’aimer et de s’abandonner à aimer autrui. Et son remède, un simple décillement. Comme Jean-Luc Godard dans le petit film que lui projette le fiancé de son amie Dorothée, il suffit à Cléo d’enlever ses lunettes noires pour y voir, vingt ans avant la Marie Rivière du Rayon vert, « clair dans son propre cœur et dans celui des autres ». Être regardée ne suffit plus : elle a soif de voir, et donc d’être. Si cette femme-objet accède à la condition de sujet, ce n’est pas seulement parce qu’un homme lui rend son nom véritable, c’est d’abord parce qu’elle commence à regarder autour d’elle. À l’époque, c’était exceptionnel : les autres héroïnes de la Nouvelle Vague – à quelques exceptions près, comme Emmanuelle Riva dans Hiroshima mon amour – ne regardent pas, elles sont regardées. Aussi modernes soient-elles, elles demeurent de fait des figures d’altérité. La constitution du sujet – féminin ou non – dans beaucoup de films d’Agnès Varda, passe par le regard porté sur autrui : dans la confrontation avec le corps et la parole de l’autre s’opère un double mouvement paradoxal où l’on reconnaît ses propres contours (ce qui nous distingue de lui) en même temps que ce que nous avons de commun.
Dans le même mouvement, c’est l’œuvre qui respire, qui vit par elle-même, résistant à la tentation démiurgique de la cinéaste. Dans son « blockbuster » Sans toit ni loi (1985), la voix de l’auteure ouvre le film puis disparaît, cédant la parole non à la vagabonde mais à une constellation de personnages périphériques qui se racontent à travers cette jeune femme en croyant la raconter. Le film devrait servir de modèle à un certain cinéma français « à sujet » : comment filmer l’étrangère, la sorcière, la miséreuse, celle qui ne me ressemble pas ? Non pas en lui assignant mon propre point de vue, en feignant de me substituer à elle, mais en dessinant son portrait composite à travers des dizaines de regards différents, qui font chacun l’aveu de leur propre impuissance et de leur égocentrisme. Mona, malgré leur compassion, ils ne l’ont pas comprise. Tout juste ont-ils accédé à travers elle à une part cachée d’eux-mêmes. L’étrangère demeure non pas mystérieuse mais irréductible à toute définition. Si j’ai longtemps eu des réserves sur le travail documentaire de Varda – surtout à partir des Glaneurs et la Glaneuse (2000) – c’est, à l’inverse, parce qu’elle s’y est parfois mise en scène aux dépends de ceux qu’elle filmait. Heureusement, de son passé de photographe, elle n’a jamais oublié comment filmer un visage et les hommes, les femmes qui traversaient ses plans ont conservé cette surface de résistance face aux voix-off omniprésentes, aux analogies parfois gênantes entre filmeuse et filmés. « Aujourd’hui tout m’étonne, la figure des gens et la mienne à côté » s’amusait Cléo : cet étonnement, Varda l’a conservé jusqu’au bout.
L’une vit, l’autre pas
Pendant longtemps Agnès Varda est restée pour moi l’auteure d’un seul film. Avant la publication de son intégrale Tout(e) Varda en 2012, beaucoup de ses œuvres étaient difficiles à trouver. J’avais déniché le DVD du Bonheur à la bibliothèque, j’avais été déçu. Ce film entêtant et cruel, je l’ai compris beaucoup plus tard. Une femme disparaît, une autre la remplace et la vie continue. Les couleurs sont trop vives et les amants médiocres ; cette famille idéale, un fruit doré par le soleil mais secrètement dévoré par les vers. Cléo, Le Bonheur, Sans toit ni loi sont peut-être les seuls films de l’œuvre de Varda à se présenter avec la pleine évidence du « chef d’œuvre ». Ses autres fictions (La Pointe courte, Les Créatures, L’une chante, l’autre pas, Kung-Fu master !) ont des longueurs ou des défauts, ses documentaires avancent masqués, sous une forme ludique et artisanale qui les placent d’emblée sous le sceau d’une certaine modestie. Et pourtant, l’œuvre d’Agnès Varda fait corps. Elle est à l’image de Cléo : une œuvre organique qui vaut davantage que la somme de ses parties, une œuvre vivante et avec laquelle on peut vivre.
Son plus beau film, c’est un fan inconditionnel de la réalisatrice qui me l’a montré. On ne se parle plus aujourd’hui, mais quand la petite alerte est apparue sur l’écran de mon téléphone c’est à lui que j’ai pensé. Comme dans ses films, le visage de Varda appelle d’autres visages. Son film préféré de la réalisatrice, Documenteur, parle justement d’un amour mort et de la solitude, du deuil après. C’est un film méconnu, la face B de Murs Murs, documentaire sur les murals de Los Angeles dont le dernier plan met en scène Varda et son fils Matthieu Demy. Dans celui qui ouvre Documenteur, la monteuse Sabine Mamou prend la place d’Agnès et Matthieu devient Martin, personnage de fiction. Si Cléo était l’acte de naissance intérieure d’une femme, Documenteur raconte à l’inverse le déracinement et la perte de soi. « Et toi tu tiens le coup ? » interroge une amie à qui Sabine/Émilie vient d’apprendre sa rupture. « Non », répond fermement la jeune femme. « Écoute, dis-moi que tu vas bien » insiste l’amie mais obstinément Émilie répète : « Non. » Son désespoir, c’est ce qui lui reste, il remplit tout. Son corps nu et désirant est en jachère, son visage qu’elle contemple dans la glace s’y reflète de manière incomplète. Émilie s’accroche à son fils bien sûr mais aussi, comme Cléo, à d’autres visages : par exemple celui d’une caissière d’épicerie dont elle aime la chevelure serpentine. Parce qu’il faut bien payer le loyer, elle tape la correspondance d’une actrice qui a la voix mélodieuse de Delphine Seyrig, face à une large baie vitrée qui donne sur la mer. Dehors, le monde infini s’offre à elle ; vu de dehors, il s’imprime sur son visage. D’un côté de la vitre, une femme seule ; de l’autre, un horizon sans limites ; entre les deux, toujours, la puissance créatrice du regard.