L’Année dernière à Marienbad, Lion d’or cette année-là au festival de Venise, est le second film d’Alain Resnais. Il le réalisa en 1961, sur un scénario du romancier Alain Robbe-Grillet. Tous deux trouvèrent dans cette œuvre une nouvelle forme d’expression cinématographique, libérée des carcans de la représentation traditionnelle. Resnais ébauche également ici une toile de thèmes qui seront souvent les siens comme l’angoisse de l’oubli. Avec ce film, au premier abord incohérent et incompréhensible, Resnais retrouvait là, après Hiroshima mon amour, l’occasion de remettre en question l’un des éléments considéré comme habituellement acquis dans la lecture d’un film : le temps. L’une des énigmes de L’Année dernière à Marienbad est en effet sa temporalité. Dans un hôtel immense et baroque, un homme retrouve une femme, et prétend qu’ils se sont déjà rencontrés, un an auparavant. Devant les réserves de la femme, il tente de la persuader, et lui raconte ce qu’il s’est passé entre eux il y a un an. L’expérience de Resnais sur le temps est ici poussée à son paroxysme, puisque sous les apparences d’un banal retour vers le passé dans le présent, la chronologie des événements est en fait totalement bouleversée, et rapidement, nous ne savons plus « quand » nous sommes. La temporalité peut ainsi être considérée comme un véritable labyrinthe, toute la difficulté consistant à s’y retrouver.
Espace temporel et espace physique
Que ce soit dans la mise en scène de Resnais ou le scénario de Robbe-Grillet, le temps est considéré comme un espace à explorer. L’espace temporel et l’espace physique sont intimement liés.
L’ouverture du film donne également l’idée d’une durée qui va de pair avec l’espace : une voix d’homme répète en boucle une description de l’hôtel, tandis que la caméra, sans cesse en mouvement, parcourt l’espace de l’hôtel : murs, plafonds, couloirs, portes, et galeries. Les travellings avant et les panoramiques latéraux nous font ressentir cet espace dans toute son étendue et son immensité, dans tout le luxe de son architecture allemande et de ses décorations. La notion de temps qui accompagne cette visite est quant à elle rendue sensible par le commentaire en voix off, et surtout par l’orgue qui jouera durant une heure et demie. Une voix au léger accent italien qui ressasse les mêmes descriptions, mais avec de légères variations dans l’agencement des phrases. Les nombreuses énumérations donnent un aspect traînant au récit, tandis que les répétitions l’inscrivent dans le temps. En plaçant d’emblée le motif de la boucle comme base de la narration, Resnais rend sensible le temps de la narration.
Robbe-Grillet, pilier du Nouveau Roman, participait alors, en littérature, à l’élaboration d’un nouveau genre de la description clinique. Comme dans Les Gommes ou La Jalousie, il a élaboré avec Resnais un scénario a priori explicatif qui plonge en fait l’œil dans un récit déconstruit mais unique : celui de la pensée mentale, et non celui d’un point de vue, celui de la déambulation dans un imaginaire plus que dans une histoire linéaire. La description est présente pour donner à voir.
Le temps : un labyrinthe
La figure du labyrinthe revient à plusieurs reprises dans le film, et l’on peut bien entendu y voir une analogie avec la structure même du film. La première image du labyrinthe apparaît dans le générique que nous venons d’analyser, sous la forme d’un cadre accroché au mur dans l’un des couloirs. L’image représente un jardin aux lignes symétriques. Il ne s’agit pas d’un labyrinthe à proprement parler, mais l’alignement des arbustes et la symétrie globale y font penser. Plus tard, dans l’un des salons, un invité regarde une reproduction du jardin, lui aussi frappant de symétrie et de droiture. La caméra se balade dans les différentes pièces, puis revient à ce tableau, tandis que deux voix, celles des futurs protagonistes, prononcent les mots suivants : « Dont il n’y a pas moyen de s’échapper ? », « Dont il n’y a pas moyen de s’échapper », acquiesce l’homme. Voici d’ailleurs comment Resnais décrit la structure de son film :
Je suis parti de cette idée : une forme d’itinéraire qui pouvait aussi être une forme d’écriture, un labyrinthe c’est-à-dire un chemin qui a toujours l’air guidé par des parois strictes, mais qui néanmoins à chaque instant conduit à des impasses et oblige à revenir en arrière, à repasser plusieurs fois aux même endroits sur des parcours plus ou moins longs, à explorer une nouvelle direction et à retomber sur une nouvelle impossibilité.
De même que l’on peut déambuler dans les innombrables couloirs de l’hôtel, de même Resnais se promène dans les couloirs de temps, chaque couloir représentant une possibilité dans le déroulement du temps et des événements. Il explore ainsi les différentes versions de l’histoire, jusqu’à atteindre la sortie, la vérité. La structure temporelle elle-même du film est donc un labyrinthe, dans lequel nous nous perdons : parfois on ne sait tout simplement plus où l’on se trouve dans le temps. Cette idée rejoint d’ailleurs le rapprochement fait précédemment entre l’espace et le temps, puisqu’il faut alors considérer le temps, non plus comme un axe horizontal, une ligne droite, mais comme une surface s’étendant, spatialement, bien au-delà des limites de cette ligne.
Univers parallèles et déchronologie
De nombreux commentateurs ont évoqué la notion d’ « univers parallèles » en parlant du film de Resnais. Certains indices dans la mise en scène semblent en effet corroborer cette idée. Juste après le générique, l’action commence, et nous assistons à la fin d’une représentation théâtrale. La caméra, balayant le couloir de l’hôtel, filme l’affiche de la représentation, intitulée Rosmer, puis entre dans l’obscurité de la pièce : c’est le premier trou noir, relativement fugitif. Poursuivant son mouvement, la caméra se promène le long d’un plafond, puis, dans un travelling avant, nous fait pénétrer dans une pièce, et nous plonge cette fois dans un inquiétant trou noir de plusieurs secondes. Nous venons d’entrer dans un univers parallèle, tout au moins est-ce une interprétation que l’on peut donner à ce noir total qui précède le début du récit. Ce qui suit n’est que le premier univers, et le film est en fait constitué d’une multitude d’autres univers, qui sont autant de points de vue choisis par Robbe-Grillet et Resnais pour observer le déroulement de l’histoire :
Nous voulions nous trouver un peu comme devant une sculpture qu’on regarde sous tel angle, puis sous tel autre, dont on s’éloigne, dont on se rapproche.
De même que chaque point de vue provoque un effet différent, de même chaque point temporel sur lequel on se positionne entraîne la constitution d’un autre univers. La mise en scène de Resnais consiste à explorer ces différents univers, qui sont autant de possibilités de déroulement des événements, et des places des personnages. Cet homme qui la regarde, la surveille, avec l’homme qui tente de l’emmener, est-il son mari, son amant, un ami ? Le problème apparent de la chronologie des événements et de l’apparent statut des personnages, disparaît donc si l’on considère qu’il ne s’agit pas de faits qui sont à leur mauvaise place temporelle, mais des faits parallèles, des hypothèses, des possibilités. La narration et la compréhension temporelle du film sont totalement bouleversées. Resnais nous contraint donc à laisser de côté tous nos repères temporels pour pouvoir entrer dans le film, et avoir une chance de l’apprécier.
Pourtant, si le temps classique n’est pas la trame du film, celui-ci n’a qu’un seul temps : celui de la pensée, qui dérive entre passé et présent. Certes, le montage, basculant sans ménage entre rapidité des mouvements et lenteur de l’immobilisme, ne semble pas créer de réelle logique. On verra beaucoup de personnages, coupés dans leurs discussions sans début et sans fin, coupés dans leurs mouvements, ni reconnaissables, ni vraiment visibles, simplement oubliables, tout comme l’esprit humain oublie.
Confusion des temps et onirisme
Rapidement, nous ne savons plus quand les événements se sont produits, ni même s’ils se sont produits. Ce doute est encore renforcé par la mise en scène de Resnais, qui opère une confusion au sein même des temporalités. Le récit entremêle le temps présent, et ce qui s’est passé un an auparavant. Mais lorsque le narrateur se met à raconter, au temps présent, mais dans le décor du passé, des faits passés, le spectateur perd le sens du temps et de l’espace. Tout simplement parce que ce n’est pas l’importance du film : celui-ci se fonde sur une mosaïque de rêves, de faits reconstruits, remémorés ou inventés.
Les brusques et inexpliqués changements de décor, de positions et de vêtements peuvent donc s’expliquer par la difficulté qu’a le narrateur à retrouver le bon souvenir.
La confusion des temps se double d’un doute sur la nature des faits. Ce que raconte le narrateur a‑t-il vraiment eu lieu ? Les faits sont-ils réels ou imaginés ? Nous avons évoqué l’hypothèse des univers parallèles. L’un de ces univers pourrait être le rêve. Quoi qu’il en soit, la mise en scène de Resnais entretient le doute sur la temporalité et la nature des faits racontés. L’onirisme du film tient essentiellement à ce doute permanent des personnages comme du spectateur, mais il entre parfaitement dans le tableau pointilliste de Resnais. C’est la touche des sons, des mouvements, des paroles ou des images qui font ce film, qui constitue l’histoire.
L’Année dernière à Marienbad est incontestablement l’un des plus beaux exemples cinématographiques de l’abolition de la structure temporelle narrative classique. En nous soumettant un récit apparemment décousu et incohérent, Resnais et Robbe-Grillet nous mettent à l’épreuve, bien sûr, mais font aussi une expérience artistique ayant pour principal matériau le temps. Resnais a dit de son film : « Je rêvais d’un film dont on ne saurait laquelle est la première bobine. »
Resnais prouvait donc déjà avec son second film qu’il était un cinéaste de la fragmentation, de l’éclatement – du temps, des codes traditionnels de la narration – prêt à faire des expérimentations et à faire de son film une véritable expérience pour le spectateur, invité à prendre une part active dans la construction du récit et de l’homme dans le vaste décor du monde. Il raye en cela le réalisme traditionnel qui veut un début, un déroulement, une fin, dans des conditions sociales et dramatiques définies. « C’est un drôle d’endroit pour être libre. » dit un des personnages. Resnais, bien libre lui, filme des êtres immobiles, voire absents dans un monde clos. Cœurs, son dernier film, est sans doute une belle courbe pour relancer sa réflexion.