Cela fait douze ans, depuis le magnifique Comment savoir, que James L. Brooks n’a pas tourné. Ses films restent une source de lumière inépuisable à laquelle on vient régulièrement s’abreuver.
Au cœur du triangle amoureux que forment Jane, Tom et Aaron, les trois protagonistes de Broadcast News (1987), se niche un épineux problème de mise en scène. Désireux d’asseoir sa crédibilité au sein de sa nouvelle rédaction, Tom (William Hurt) partage avec ses collègues un reportage auquel il vient d’apporter la touche finale et dont il semble particulièrement fier. Consacré au thème du viol, le segment s’achève sur un entretien poignant au cours duquel la victime relate son expérience face à la caméra, avant de se laisser progressivement gagner par les pleurs. Toute la salle de rédaction est captivée par le témoignage quand soudain, sur l’écran de télévision, la jeune femme interviewée laisse place à un plan de coupe inattendu montrant le visage de Tom baigné de larmes. Le procédé paraît peu orthodoxe, mais il fait mouche : « c’était authentique et j’ai marché », se résout même à admettre la sceptique Jane (Holly Hunter). Un peu plus tard, jaloux de la relation qui s’est nouée entre la productrice et le présentateur, Aaron (Albert Brooks) annonce à Jane que l’entretien a été tourné avec une seule caméra et que Tom n’a donc pas pu filmer à la fois le témoignage de la victime et ses propres réactions. Autrement dit, les larmes ont été feintes a posteriori avant d’être intégrées au montage. L’émotion que Jane avait crue authentique était donc factice, trahissant un manquement déontologique et un faux pas moral qui conduiront à une rupture douloureuse mais définitive entre les deux amants.
Vingt ans plus tard, Comment savoir (2010) interroge à nouveau cette apparente dichotomie entre représentation et sincérité. Dans la chambre d’une maternité, Annie (Kathryn Hahn) berce l’enfant auquel elle vient de donner naissance, sous le regard attendri de George (Paul Rudd) et Lisa (Reese Witherspoon), venus lui rendre visite. Le père du nouveau-né entre dans la pièce et confie à George un caméscope destiné à filmer ce qui va suivre. Il se lance alors dans une déclaration d’amour qui s’achève sur une demande en mariage. Les futurs époux, en pleurs, finissent par tomber dans les bras l’un de l’autre, mais George, emporté par l’émotion, s’aperçoit que le caméscope n’a rien enregistré. Une seule solution se présente : rejouer la demande en mariage. Devenus metteurs en scène, George et Lisa s’efforcent alors de ranimer la magie de l’instant perdu en faisant appel à leur mémoire et rivalisent de précision, allant jusqu’à souffler leurs répliques aux deux « acteurs », qui reprennent tant bien que mal leurs propres rôles, mi-concentrés mi-hilares. Le résultat est une redite gauche et désordonnée de la tirade originale, mais qui semble paradoxalement offrir un accès plus direct à l’émotion et à l’humanité des personnages, finalement mieux servis par cet effort collectif de remémoration que par un premier jet certes plus maîtrisé, mais aussi plus convenu. Ici, le recours à la mise en scène n’est donc pas synonyme de mensonge, mais redouble au contraire le sentiment d’authenticité, comme si la sincérité se nourrissait de cette prise de recul et de ce détour contraint par une forme maladroite d’improvisation. Dans un cas comme dans l’autre, qu’il s’agisse d’une représentation cadenassée et lissée par le montage, ou d’une reconstitution libre et spontanée, la mise en scène constitue toujours un outil de dévoilement, une mise à distance permettant de révéler les personnages à eux-mêmes et au spectateur.
La bonne distance
À première vue, les héros des films de Brooks n’ont pourtant rien de mystérieux. Généralement présentés, dès les premières minutes de ses films, par de brefs flashbacks qui les montrent enfants, ils sont toujours caractérisés par un trait saillant, une névrose qui les fige dans un archétype auquel ils ne dérogeront jamais tout à fait. Broadcast News s’ouvre ainsi sur trois vignettes successives montrant un petit garçon inquiet de ne pouvoir compter que sur son physique (Tom, « futur présentateur du J.T. national », comme le précisent les sous-titres), un adolescent brutalisé par ses camarades de classe mais convaincu de son talent (Aaron, « futur journaliste du J.T. national ») et une petite fille nerveuse et autoritaire, particulièrement attachée au sens des mots (Jane, « future rédactrice en chef du J.T. national »). Dans la suite du film, Jane reste enfermée dans ce rôle de productrice obsessionnelle et exigeante qu’elle était en quelque sorte destinée à jouer depuis l’enfance, jusque dans le taxi où elle s’installe, comme dans une salle de régie, en égrenant d’interminables instructions à l’intention d’un chauffeur médusé. Dans Comment savoir, Lisa, sportive professionnelle, est elle aussi définie une fois pour toutes par sa passion, qui la suit jusque sur son miroir, saturé de post-it rassemblant les maximes que l’on devine tirées de ses séances d’entraînement. Après avoir appris son élimination de l’équipe de softball, elle ne peut ainsi s’empêcher de considérer sa propre tristesse comme un manque de motivation et traite son psychanalyste en véritable coach sportif, auquel elle n’hésite pas à réclamer un unique conseil « qui serait vrai de manière générale et aiderait n’importe qui dans n’importe quelle situation ».
On peut donc envisager les héros des films de Brooks comme des stéréotypes figés dans une forme de tendre caricature, des acteurs condamnés à jouer la même partition jusqu’au bout. Pourtant, tous ces personnages se caractérisent aussi par une capacité singulière à faire tomber le masque et à prendre du recul sur eux-mêmes pour mieux se regarder vivre. Ces courts intermèdes de distance et de lucidité se traduisent souvent par d’étonnantes ruptures de ton, qui sont la marque de l’écriture si particulière de James L. Brooks. Dans Tendres passions (1983), Aurora (Shirley MacLaine) et sa fille Emma (Debra Winger) sont allongées côte à côte et discutent de la relation qu’entretient depuis peu la première avec son voisin, un ancien astronaute interprété par Jack Nicholson. La fille demande alors des détails à sa mère, qui avoue avoir découvert sur le tard que le sexe était « fan-fucking-tastic ». Le fou rire qui s’ensuit s’estompe progressivement et Aurora, dont les traits se sont figés, se compare finalement à un « papillon qui se brûle », puis affirme que cette aventure la tuera, avant de fondre en larmes. On retrouve le même procédé de mise à distance dans Broadcast News, lorsque Aaron, qui vient d’avouer ses sentiments à Jane, tourne soudain le dos à la jeune femme. À l’enchaînement des plans serrés et à la tension de la dispute succède alors un plan d’ensemble embrassant toute la pièce, au centre de laquelle se tiennent Jane et Aaron, assis tels deux comédiens désœuvrés attendant la prochaine prise. Aaron, qui semble effectivement avoir quitté son propre rôle, commente calmement la colère qui vient de le pousser à déclarer sa flamme : « Je ne devrais pas dire ça. Ça me démolit trop. » Puis, se retournant vers Jane et s’adressant à elle comme si elle n’était pas directement concernée par ses propos : « Je ne m’étais jamais battu pour quelqu’un. Qui a jamais gagné à ce jeu-là ? »
Dans les films de James L. Brooks, les protagonistes semblent ainsi toujours tentés de faire un pas de côté, de quitter leur costume pour observer leurs propres émotions, y compris les plus intenses, comme les larmes que Lisa essuie d’un geste rageur avant de lever les yeux au ciel, excédée par une tristesse qui ne semble pas lui appartenir tout à fait. Toujours dans Comment savoir, Matty (Owen Wilson) ne peut s’empêcher de s’émerveiller à chaque instant des accès de maturité que suscite en lui l’expérience du couple (« J’ouvre plein de nouvelles portes, là ! ») et Charles Madison (Jack Nicholson) prend soin de prévenir son fils qu’il risque de le manipuler, « peut-être en ce moment même ». Partout, une théâtralité discrète semble orienter les personnages de Brooks vers l’intuition d’une certaine artificialité du récit, leur conférant un double statut d’acteur et de spectateur. Toute la mise en scène de Spanglish (2004), par exemple, s’organise autour de la présence récurrente de vitres ou d’escaliers qui tracent des lignes secrètes entre des personnages-acteurs et des personnages-spectateurs. À la fin de Comment savoir, Charles, perché sur le balcon de sa chambre d’hôtel, regarde ainsi Lisa tomber dans les bras de George avec un sourire attendri, comme s’il avait cessé pour un temps de participer à son propre récit. Comprenant toutefois que son fils vient de choisir l’amour au détriment de sa loyauté envers l’entreprise familiale, il reprend soudain ses esprits et quitte la posture du spectateur pour rejoindre ses avocats et élaborer avec eux un plan de bataille.

Tendres passions (1983) / Comment savoir (2010)
La bonne fréquence
À l’écran, le recul dont sont capables les protagonistes des films de Brooks se traduit souvent de manière très concrète : alors même qu’une scène paraît se terminer, un personnage se retourne de manière inopinée et relance l’échange en commentant la situation qui vient de s’achever. Dans Tendres passions, par exemple, alors qu’elle a raccompagné Garrett à l’aéroport et lui a fait ses adieux, Aurora fait volte-face, rappelle son amant et revient sur la conversation qu’ils viennent d’avoir, le sommant de réagir à un « je t’aime » resté en suspens. Dos au mur, Garrett se résout à donner la « réponse consacrée » et la scène prend véritablement fin lorsque les sentiments des deux personnages se sont enfin exprimés avec clarté. La recherche de la sincérité, qui constitue en quelque sorte l’impératif catégorique du cinéma de Brooks, détermine ainsi le rythme et la durée des dialogues. Plus généralement, elle semble présider aux moindres détails de sa mise en scène, tout entière tournée vers ces petits instants de vérité qu’il s’agit d’accompagner, de faire lentement éclore. On peut notamment penser à l’épisode du restaurant dans Pour le pire et pour le meilleur (1997), où Carol (Helen Hunt) menace de quitter la table si Melvin (Jack Nicholson) ne lui adresse pas sur-le-champ un compliment. Pris de court, Melvin se lance d’abord dans une tirade peu convaincante et apparemment vouée à l’échec, puis finit par trouver, in extremis, la parole juste : « Vous me donnez envie d’être un homme bon. » Dans un lent travelling, souligné par quelques notes de piano, la caméra se rapproche alors du visage de la jeune femme, figé dans une expression d’incrédulité émerveillée, bouche entrouverte et regard embué.
Ce visage et le mouvement de caméra qui l’accompagne se retrouvent à l’identique dans presque tous les films de James L. Brooks, symboles d’un double surgissement (d’une vérité et d’un sentiment) qui interviennent comme l’aboutissement d’une subtile maïeutique dans laquelle la parole sincère joue le rôle d’accélérateur. Tout se passe comme si les personnages devaient trouver la langue commune qui, en dernier ressort, rendra tout langage inutile – que l’on songe, par exemple, au dîner silencieux que partagent Lisa et George au début de Comment savoir. À cet égard, le scénario de Spanglish, entièrement structuré autour de la barrière de la langue (et de la différence de classe qu’elle redouble), offre un exemple particulièrement explicite de ce lent travail de compréhension mutuelle qui constitue toujours l’horizon des récits de Brooks. Dans une scène de dispute, Flor (Paz Vega) s’en prend à John (Adam Sandler) et demande à sa fille Cristina (Shelbie Bruce) d’assurer l’interprétation en simultané. Alors que John retourne l’échange à son avantage en reprochant à Flor son hypocrisie, la jeune femme se calme soudain et choisit d’admettre ses torts, à la grande surprise de son employeur. Les plans rapprochés sur les visages des deux héros se succèdent alors et la traduction de Cristina, jusque-là omniprésente et particulièrement rapide, se tait quelques instants, comme si une compréhension d’un autre ordre avait enfin pu s’établir entre John et Flor. On trouve le même type de ralentissement dans une très belle scène de Broadcast News : au milieu de l’agitation d’une édition spéciale et d’un montage effréné alternant plateau, régie et duplex, la mise en scène de Brooks ménage un relâchement inattendu du rythme et de la tension. Un travelling tourne lentement autour de Tom, qui écoute les instructions de Jane, assise en régie. Les bruits de fond s’estompent et la voix de Jane passe en off dans l’oreillette de Tom. D’autoritaire et nerveuse, elle se fait brusquement plus douce, presque caressante, transmettant les noms et les informations comme des mantras, entrecoupés de brefs encouragements (« superbe », « c’est bien »). Le travelling se poursuit jusqu’à embrasser l’oreille de Tom au premier plan et la cabine de régie à l’arrière-plan, une image qui trouvera son pendant symétrique quelques secondes plus tard. Dans un rare moment de calme et d’accord – presque de fusion – entre deux personnages, ces derniers semblent ainsi avoir trouvé une fréquence commune. Au fond, les films de James L. Brooks ne sont peut-être pas autre chose que de subtiles chorégraphies à la recherche de ces moments de grâce, où les protagonistes parlent enfin le même langage.

Broadcast News (1987)
Les fils invisibles
Il existe ainsi, au cœur du cinéma de James L. Brooks, une part de mystère et d’insaisissable qui tiendrait finalement moins aux personnages eux-mêmes qu’aux rapports qu’ils entretiennent les uns avec les autres, et que le réalisateur s’efforce de capter avec une précision et une patience infinies. Dans cette quête de justesse, James L. Brooks choisit souvent de prendre au premier degré cette évidence : filmer les sentiments, c’est filmer l’invisible. Le cinéaste ne cesse en effet de mettre en scène ces lignes invisibles qui unissent ou séparent ses personnages. Il n’est pas anodin, par exemple, que la première entrée de Flor dans la maison de la famille Clasky – qui symbolise pour elle le seuil d’une altérité radicale – soit marquée par l’accident de sa cousine Monica, qui se cogne violemment à une vitre qu’elle n’avait pas vue. Cette manière très littérale de représenter l’impalpable se retrouve également dans Pour le pire et pour le meilleur, où la misanthropie de Melvin est redoublée par un TOC qui le conduit à effectuer d’improbables contorsions pour éviter des obstacles qu’il est seul à percevoir (rainures de trottoirs, contact des inconnus, etc.).
Nombreuses sont ces lignes et frontières invisibles qui dessinent en creux les joies, les peurs et les sentiments des protagonistes de James L. Brooks, parfaits symboles d’une œuvre dont la finesse confine à l’évanescence. Au début de Broadcast News, Jane s’aperçoit qu’elle nourrit des sentiments pour Tom et s’efforce de le fuir. Contrainte de traverser la pièce remplie de monde au milieu de laquelle il se trouve, la jeune femme descend l’escalier en suivant une trajectoire oblique, manque de se heurter à un collègue, se faufile derrière un groupe qu’elle aurait aisément pu contourner et finit par enjamber une pile de coussins. Dans Comment savoir, après son premier rendez-vous avec Lisa, Matty affirme vouloir lui donner « du recul pour décider » et s’exécute aussitôt en reculant de quelques pas, bientôt imité par le portier de son hôtel. Dernier exemple, tiré du beau dénouement de Spanglish : conscient de la fragilité de leurs derniers instants d’intimité, John tente d’empêcher Flor de poser le pied par terre et la retient quelques minutes de plus dans la bulle qui semble s’être formée autour d’eux : « Ce sol… va nous dévorer tout crus », lui souffle-t-il alors d’un ton grave. Dans les films de Brooks, il semble toujours qu’un fossé invisible sépare les personnages et menace l’authenticité des liens qui s’établissent entre eux. Pour résumer le geste à la fois simple et bouleversant que ne cesse de répéter le cinéaste de film en film, on pourrait donc se contenter d’évoquer le mouvement de Cristina à la fin de Spanglish, qui s’écarte de sa mère en revendiquant son « espace vital », et citer la réponse que lui donne Flor en se rapprochant aussitôt de sa fille : « Pas d’espace entre nous. »

Spanglish (2004) / Comment savoir (2010)