Au titre français un tantinet suranné de Tendres passions, préférons l’original, Terms of Endearment, qu’il est de toute façon difficile de traduire en préservant sa double signification : d’un côté, « les marques d’affection », de l’autre, « les clauses de la tendresse ». De fait, le film porte à la fois une grande attention aux sentiments de ses personnages et à la manière dont ils les communiquent, ce qui transparaît dès l’introduction, recouverte d’un curieux glacis poudré et vaporeux évoquant l’imagerie des séries télévisées sur lesquelles a d’abord travaillé James L. Brooks. Un bébé dort sans bruit dans son berceau ; sa mère, inquiète de ne pas entendre de respiration, le réveille et le fait pleurer, pour s’assurer que l’enfant est bien en vie. Dans ce foyer naissant, l’amour sera destructeur : Aurora (Shirley MacLaine) aime trop Emma (Debra Winger), elle ne pourra que la faire fondre en larmes. De ce dérèglement sentimental central découle un mélodrame moins flamboyant, contrairement aux grands films cruels et exubérants de Douglas Sirk, que clair et lumineux.
Emma grandit en quelques minutes au gré d’une poignée d’ellipses s’interrompant à la veille de son mariage avec Flap (Jeff Daniels, déjà un peu dumb sur les bords). Le récit se scinde alors en deux : devenue grand-mère, Aurora reste à Houston tandis qu’Emma, Flap et Tommy, leur premier fils, déménagent à Des Moines. Derrière la grande humilité de la mise en scène de James L. Brooks qui, comme on l’a dit, vient de la télévision (d’où il a gardé un certain art de l’efficacité narrative et de l’effacement), se cache en réalité un tour de force. Il y a au moins quatre personnages principaux dans Terms of Endearment, auxquels on peut ajouter trois rôles secondaires mais essentiels. Ils sont tous magnifiques. Dès son premier film, il semble que l’équation complexe qui donne naissance à un personnage n’a aucun mystère pour James L. Brooks. Cette capacité à brosser avec sensibilité une série de figures révèle une forme de respect ou de déférence (un « devoir d’auteur », comme disait Godard), qui consiste à laisser déborder les ambivalences et les envies des personnages sans restreindre ces derniers par l’armature d’un récit rigide. Cela vaut autant pour l’inoubliable Emma, bien sûr, que pour Sam (John Lithgow), son amant pataud qui, en à peine quelques scènes, détonne par sa douceur et sa bonté.
Les faux coupables
En vieillissant, l’air de lynx de Shirley MacLaine l’a menée vers des rôles de femme solitaire et aigrie, dont Terms of Endearment est le premier exemple et Bernie, l’étrange comédie noire de Richard Linklater, l’un des derniers. Engoncée dans d’horribles toilettes de mégère texane des années 1980, elle semble ici beaucoup s’amuser à jouer la méchanceté et la peur de la tendresse. Un personnage pareil, aussi cruel, ne peut évidemment, à terme, que relâcher sa garde. La scène qui marque cette bascule est très belle : au lit avec Garrett (Jack Nicholson, lui aussi en pleine transition, celle de l’après Shining, marquée par un début d’embonpoint), son voisin avec qui elle vit une improbable romance, Aurora écoute le récit d’une scène vécue par l’ancien astronaute. Le plan est dans l’axe du corps de MacLaine, comme si le spectateur pouvait lui aussi poser sa tête sur la poitrine de Nicholson et écouter ses chuchotements rauques et sensuels. Garrett ponctue son histoire spatiale de grimaces incroyables, tandis qu’Aurora ne peut s’empêcher de sourire pendant toute la minute que dure le plan. Il conclut son anecdote avec cette sublime réplique, « That was the moment, the one that doesn’t go away », et elle de répondre, la tête aussi dans les étoiles, « This is my moment ».
La grande finesse du film tient peut-être à ce paradoxe : il croule sous le poids de la culpabilité, alors même qu’aucun protagoniste n’est réellement à blâmer. Chacun négocie sa vie comme il peut, il ne viendrait jamais à l’idée au cinéaste de les juger. La grande tendresse dont il témoigne pour cette famille dysfonctionnelle rappelle d’ailleurs les premières saisons des Simpson, série dont on oublie parfois, de notre point de vue de cinéphiles français, qu’elle constitue l’entrée la plus notable pour le grand public dans le CV de James L. Brooks (il en est le producteur historique, en plus d’y officier comme « consultant créatif »). Comme Les Simpson, la famille Horton est une famille banale. Sa seule originalité tient à celle que lui confère l’horizon du mélodrame : l’apparition tardive de la maladie marque une rupture nette dans la chronique de la vie d’un professeur sans relief, d’une femme au foyer et de leurs enfants. Difficile de ne pas avoir la gorge serrée devant la dernière demi-heure de Terms of Endearment, qui fait partie, aux côtés de L’Incompris ou de Place aux jeunes, de ces films célèbres pour leur caractère lacrymal, que l’on conseille les yeux encore rougis, un paquet de mouchoirs à la main. Le drame tombe l’air de rien, implacable. Il ne reste plus qu’à défiler pour dire au revoir et recevoir les derniers enseignements précieux que le film n’aura eu de cesse de délivrer subrepticement (« let’s be honest with each other before we start pretending »). Dans un ultime sourire de circonstance, Emma peut s’exclamer tout haut, comme pour se convaincre, que son adieu à ses fils s’est bien passé. Teddy, le plus jeune, se contente d’acquiescer sans parvenir à prononcer le moindre mot. Une fois la porte de la chambre d’hôpital refermée, plus la peine de se retenir, il faut laisser couler les larmes.