Article initialement paru dans la revue Images documentaires, n° 78/79 (décembre 2013), remerciements affectueux à Catherine Blangonnet.
Après le portrait sensible et sensoriel d’un adolescent (Armand 15 ans l’été, 2011), Blaise Harrison s’attache ici au collectif par le biais de l’harmonie municipale de Pontarlier. On découvre la localité et ses environs par des plans aériens inauguraux dévoilant des paysages pétrifiés par le gel d’un hiver sévère. Les premières images flottent dans un silence épais avant qu’il ne soit peu à peu entamé par un brouhaha musical. On en connaîtra la source en descendant sur terre. On y croise une multitude de visages et silhouettes, notamment un personnage conduisant l’orchestre à plusieurs reprises, ou ce « président » qui semble possédé lorsqu’il écoute du blues. Mais pas vraiment davantage puisque L’Harmonie refuse tous les passages obligés du feel good movie musical, genre éculé, tellement pavé de bonnes intentions (qu’il soit ou non un documentaire) qu’il se croit autorisé à fabriquer et commander l’émotion et l’adhésion – on tient un fameux parangon en Benda Bilili de Renaud Barret et Florent de La Tullaye (2010).
Mystérieuse équation
Loin de la linéarité balisée d’un point A à un point B du trajet scénaristique, Blaise Harrison avance au moyen de fragments composites où la musique et les bruits plus ou moins prosaïques alternent ; ils se chevauchent, s’escamotent l’un l’autre, comme s’ils se disputaient l’espace filmique tout en s’y relayant. Cette fragmentation passe logiquement par le montage – des saynètes se succèdent –, mais aussi par l’agencement entre images et sons. À cet égard, on est en présence d’une sorte d’effet Koulechov revisité, tout au moins assiste-t-on à la façon dont le son (re)configure celui que l’on voit en train d’entendre/d’écouter – en ce sens, certaines séquences renvoient à La Maison de la radio (2013) de Nicolas Philibert. Pour l’essentiel de son déroulement, L’Harmonie semble à la recherche de la résolution d’une mystérieuse équation associant des données contradictoires : musique jouée/musique concrète de la réalité (ici savamment mixée) et vie de l’harmonie musicale/vie quotidienne des musiciens.
Comment faire cohabiter l’une et l’autre dans le même film ? Est-ce seulement possible ? Et en creux cette question : en supposant que l’harmonie existe, peut-on la filmer ? À différents niveaux et souvent littéralement, le film travaille ainsi son titre, jouant sur un potentiel polysémique élevé. À partir de cette communauté de musiciens, il explore également les conditions d’une société, ses dangers, ses équilibres toujours précaires. Cette dimension politique intègre le choix de la fragmentation qui fait écho à un principe d’incertitude, formulant des hypothèses, des élans rompus, des tentatives avortées, des apories. Elle a aussi une valeur esthétique avec le choix de longues focales délimitant des zones de netteté très précises dans le cadre, et aboutissant à un isolement et une atomisation des individus, ici les membres d’une collectivité dont le dessein est précisément de jouer ensemble. Ce côté « déceptif » du film représente la condition de son point d’aboutissement – on est tenté d’écrire : de sa réalisation. Car, en effet, le film finit par se réaliser lorsque deux composantes s’y nouent sans alterner ni se chevaucher ou se clouer le bec. Elles avancent côté à côté, se soutiennent, s’alimentent.
Maturation
La logique du fragment laisse ainsi place au mariage de deux flux continus ; l’un visuel et tendant vers l’abstraction, l’autre musical avec la composition originale signée Rhys Chatham, figure à la fois de la musique minimaliste et du rock progressif. La cohabitation de la matière percussive et des instruments à vent bourdonnants rend ce morceau assez proche des recherches récentes du musicien, particulièrement Scrying in Smoke (2009). Ces continuités se substituent alors à l’alternance entre des bribes hétéroclites, pour des minutes gracieuses et émouvantes. Et l’on comprend que le film a été jusque-là l’espace d’une maturation, aussi laborieuse que nécessaire, qui n’est pas sans renvoyer au travail préalable à un accouchement.