Nicolas Philibert continue son exploration documentaire des institutions en visitant les studios de Radio France. Superbe projet cinématographique que d’aller en quête de l’invisible qui auréole la grande maison du son. Mais superbement vain. Car si le film est sympathique, il souffre cependant d’une absence d’enjeu conséquente.
La fameuse Maison de la Radio n’est plus véritablement cette sphère opaque de l’ouïe privée d’images. Aujourd’hui, retransmis sur internet, le flux de quelques webcams nous permet de mettre un visage sur les voix qui chaque jour parlent, racontent, rient, susurrent, chantent ou grondent à l’oreille de milliers de Français branchés sur les stations du service public. Mais ce dispositif de télésurveillance reste propre à une civilisation peureuse qui regarde moins qu’elle ne visionne ou vérifie, soucieuse de combler des vides qui sont autant de failles où s’engouffrent les fantasmes et s’éveille l’imaginaire. Vient alors à l’esprit cette distinction notoire que Serge Daney exposait entre le visuel et l’image. Le premier n’est que la vérification optique d’un fonctionnement purement technique ; clos sur lui-même, sans contrechamp, il est le spectacle télévisé qu’un camp se donne de lui-même, sans jamais rencontrer l’autre. Tandis que la seconde, traversée de béances qui mettent au défi de l’autre, témoigne d’un écart et naît d’une rencontre. Malgré son dispositif de webcams curieuses, Radio France reste bien une maison sans images. Un défi, donc, pour le cinéma. Un défi que s’est lancé Nicolas Philibert en allant avec sa caméra et son micro à la rencontre des fantômes qui hantent les couloirs de la bâtisse trônant en bord de Seine depuis 1963. Le projet est d’envergure, passionnant, puisqu’il invite à poser un regard sur cette absence d’images en flirtant avec le risque de corrompre la nature invisible du média radiophonique.
L’objet de ce nouveau documentaire trouve très naturellement sa place dans une filmographie qui affiche une appétence singulière pour la parole depuis son premier long-métrage, La Voix de son maître, en 1978 (qui recueillait la parole de douze grands patrons sur la vision de leur entreprise). Pensons ainsi à celle des malades dans La Moindre des choses, aux exercices de prononciation dans Le Pays des sourds, ou de lecture dans Être et avoir. La Maison de la Radio s’ouvre sur une cacophonie de sons saturant cette tour babélienne vue de l’extérieur, avant de démêler le mille-feuille sonore en pénétrant les studios dans une grammaire de l’intime (le cadre serré) qui sied parfaitement à l’architecture confiné des lieux. Philibert filme ce qui la fait tenir debout, les sons, les voix, les timbres, les intonations, les silences aussi. Mais également les corps, les visages qui s’expriment… et écoutent. La maison se fait paysage sonore, territoire artisanal des sens, bulle réceptionnaire des échos du monde.
La démarche de Philibert s’inscrit à nouveau dans les pas de Frederick Wiseman, explorateur muet d’institutions. Comme lui, le cinéaste ne pose jamais sa propre voix (ni commentaires, ni interview, ni voix-off) sur celles qu’il recueille, passe beaucoup de temps sur le tournage (six mois ici) et en extrait un montage d’où émerge son sujet. Mais si l’objet du film est ici évident, quel en est le sujet ? À la différence de Wiseman, Philibert laisse de côté la dimension politique, et c’est peut-être dans cette carence qu’il laisse filer un enjeu, au profit d’un jeu quelque peu vain, quoique fort plaisant : celui de la traque du cocasse.
Une scène, tardive, se révèle en cela programmatique. Sur le Tour de France, deux motards de France Inter font une pause sur le bord de la route. Des locaux, ravis de voir ceux qui accompagnent sans nul doute leur quotidien, leur proposent de boire un verre : « Ah ! C’est France Inter !» Philibert est comme ces badauds, le regard embué d’une affection qui fait souvent barrage à son film en le portant du côté du pittoresque. Car tout le monde est aimable et rigolo à Radio France, et le film cherche en permanence à révéler ce saugrenu sympathique. Situations insolites voire bouffonnes (les travaux perturbant l’enregistrement d’une pièce radiophonique, le bricolage artisanal de Vandel enregistrant sa chronique, le stress d’un candidat au Jeu des 1000€), personnages amusants (le docteur en quête d’orages ou Marie-Claude Rabot-Pinson riant des infos insolites en préparant les JT), effets de cadrage (Frédéric Lodéon noyé dans une pile de disques), jeux de montage (lorsqu’il résiste au contrechamp pour focaliser sur les mimiques d’une écrivaine anxieuse attendant son tour de parole)… le film lorgne presque du côté de la comédie, délibérément aveugle à l’actualité qui traverse à peine quelques flashs infos.
On peut alors se laisser pleinement emporter dans cet agréable Tour de France (Bleu, Inter, Musique, Info) au sein de la maison circulaire, ponctué de jolis moments lorsqu’ils sont pris isolément. On peut aussi regretter que ce montage, distrayante succession de vignettes tournant un peu à vide, se limite à une traque, voire un zapping qui se contente d’épouser la position d’auditeur complice sans jamais vraiment la dépasser.