Quand Nicholas Ray réalise Le Brigand bien-aimé, en 1957, il est depuis longtemps un réalisateur confirmé à Hollywood. Avec Johnny Guitar, La Fureur de vivre (qui révéla James Dean) et Les Amants de la nuit, ses trois chefs-d’œuvre, il a acquis un statut particulier d’auteur hors normes, inclassable, chroniqueur d’une société désenchantée, avide d’une liberté inatteignable. Le Brigand bien-aimé, œuvre méconnue de sa courte filmographie, est la deuxième adaptation d’un roman de Nunnally Johnson, scénariste de Ford, après celle de Henry King en 1939 (Jesse James, avec Henry Fonda et Tyrone Power). Nicholas Ray réussit à s’approprier l’histoire du fameux hors-la-loi Jesse James en y insufflant les thématiques de son univers : la quête désespérée de l’identité, inséparable de la position sociale.
« Qui est Jesse James ? », répond l’un des membres du gang James-Younger au shérif qui lui demande à quoi ressemble le hors-la-loi. Qui est-il en effet ? La question, posée lors de la scène d’introduction, n’est pas anodine : en fait, elle va constituer le fil rouge du film. Le nom de Jesse James a traversé les frontières de l’État où il sévit ; il suffit de le prononcer pour que toute une ville soit en émoi. Et pourtant, personne ne sait rien de lui, ce qui donne lieu à toutes les spéculations : les journalistes s’interrogent sur ses motivations ; les hommes qui le poursuivent veulent connaître son visage pour pouvoir identifier son cadavre, mais aussi pour donner enfin une réalité au mythe. Nicholas Ray prend son temps avant de dévoiler les traits de Jesse et donne ainsi toute la mesure de l’hystérie ambiante : le mystère Jesse James fait de lui un personnage presque surhumain, héros dans toute sa splendeur.
Construit en flash-back, Le Brigand bien-aimé commence avec le hold-up raté de Northfield, où la bande James-Younger fut décimée, à l’exception des deux meneurs, les frères Jesse et Frank. Ce sont d’abord des protagonistes extérieurs aux méfaits de Jesse qui vont narrer son histoire. Sa mère (Agnes Moorehead, éternel second rôle magnifique), raconte ainsi comment Jesse, entré avec son frère dans le camp sudiste durant la guerre de Sécession, dut subir les représailles des nordistes victorieux. Puis, sa femme Zee, toute à sa subjectivité de femme amoureuse, tente de racheter le hors-la-loi en expliquant qu’après l’incendie de sa ferme par des anciens soldats nordistes, Jesse n’avait pas d’autre choix que d’entrer dans l’illégalité pour subvenir aux besoins de sa famille…
Lorsque son frère Frank entame le dernier récit, le personnage commence à se transformer. Jesse est-il vraiment celui que des femmes aimantes voudraient décrire ? Cet homme solitaire et mystérieux, qui parle peu, sauf pour dire qu’il rêve d’une « vie gentille », et qui ne se dévoile jamais, est-il aussi bon et simple qu’on voudrait nous le faire croire ? Nicholas Ray joue avec l’ambiguïté du statut de Robin des bois que la légende voudrait prêter au hors-la-loi (statut qui explique d’ailleurs le titre français) en ne montrant jamais quel est le véritable but poursuivi par Jesse : est-ce la gloire ? la richesse ? l’aventure ? l’envie de réparer une injustice ? Pourquoi, lorsqu’il avait atteint la stabilité financière, la reconnaissance de son voisinage (où il est connu comme « Mr Howard », sans que jamais personne ne se doute de sa véritable identité), n’a-t-il pas tenté de se ranger, et vivre ainsi « gentiment » ? Serait-ce parce que son fond était véritablement mauvais ?
Le but recherché de Nicholas Ray n’est pas de faire de Jesse James un héros au sens fort du terme ni de rapporter une vérité historique (la « véritable histoire de Jesse James » ne sera sans doute jamais portée à l’écran, et tant mieux). Le Brigand bien-aimé conserve les codes du western, Ray n’excluant jamais les grandes scènes spectaculaires de poursuites, de hold-up ou de duels. Mais a contrario d’autres westerns classiques, le cinéaste n’utilise pas son personnage comme le symbole de la naissance de la nation américaine ; il s’intéresse principalement à « l’individu » Jesse James. Le contexte historique, la guerre de Sécession et les règlements de compte qui la suivirent n’excusent pas les meurtres du hors-la-loi. Ils sont les éléments d’un parcours individuel semé de doutes et de rêves inassouvis. Quand Frank demande à son frère ce qu’il aimerait faire de sa vie « après » les hold-up, Jesse répond qu’il n’en sait rien, qu’il n’en a jamais rien su. Et c’est dans cette interrogation éternelle de l’existence humaine que Nicholas Ray saisit le mieux la tristesse de « l’être » Jesse James. Incapable de contrôler ses pulsions meurtrières et son envie d’aller toujours plus loin, de dépasser ses limites, mais aussi père aimant et homme puritain (il fait décrocher un tableau de Mars et Vénus de Rubens, car la nudité est « indécente »), Jesse est écartelé, pris dans les filets de la dualité humaine. Lorsqu’il montre le brutal meurtre de Jesse, à trente-quatre ans, par un ami qui voulait toucher la prime de sa capture, Nicholas Ray ne pleure pas, comme ceux qui viennent contempler le cadavre et lui voler ses effets, sur la mort d’un héros du peuple (affirmation bien usurpée selon le cinéaste) ; mais sur celle d’un individu, incapable de trouver la voie de son bonheur et d’accomplir le désir de tout être humain : la liberté.