La cérémonie des oscars de 1940 récompensa un grand cru du cinéma américain. On y retrouve en effet en compétition certains des films les plus marquants de l’histoire : Autant en emporte le vent, Le Magicien d’Oz, Mr Smith au Sénat et, last but not least, La Chevauchée fantastique, premier western parlant réalisé par le maître du genre, John Ford. Plus qu’un film, il s’agit d’un acte fondateur, la première pierre posée à l’édifice du western, ce genre typiquement américain qui fit le bonheur de générations de spectateurs. La Chevauchée fantastique influença tant la culture occidentale que ceux qui le découvriront pour la première fois expérimenteront forcément une agréable impression de déjà vu. Immanquable.
Les admirateurs de la bande dessinée Lucky Luke connaissent déjà, parfois sans le savoir, l’univers de John Ford : le célèbre dessinateur Morris s’en inspira avec génie. L’album La Diligence (traduction littérale du titre original de La Chevauchée fantastique, Stagecoach) est d’ailleurs considérée comme la version « comique » du film, Lucky Luke devant escorter une diligence chargée d’or jusqu’à San Francisco, malgré les attaques répétées des bandits et des Indiens. Si cet univers nous apparaît paradoxalement familier, alors qu’il s’agit d’une culture typiquement américaine, nous le devons à John Ford, qui popularisa à travers son œuvre toutes les légendes liées au mythe de la conquête de l’Ouest.
La Chevauchée fantastique est le western classique parfait, un modèle d’étude tant on y retrouve tous les poncifs du genre : une diligence, menée par un shérif et occupée par une prostituée (au grand cœur), un banquier, une « grande dame », un docteur alcoolique, un joueur de poker et un cow-boy devenu bandit (au grand cœur également) doit traverser le territoire des Apaches menés par Geronimo (sans doute le plus célèbre Indien de l’Ouest!). Des embûches les attendent tout au long de leur parcours, avant l’impressionnante attaque finale des Indiens, repoussés par la « last minute rescue » (sauvetage de dernière minute) de la cavalerie américaine. Telle qu’elle est filmée par Ford, cette attaque fait à présent partie de l’imagerie occidentale : après avoir guetté les Visages Pâles du haut d’une colline, les Indiens lancent une première flèche atteignant un des passagers (signe que l’attaque est lancée), puis, maquillés de peinture de guerre, galopent en direction de la diligence en hurlant. Les passagers, à l’abri de la diligence lancée à fond de train, tirent sur les Indiens, parvenant à en dégommer un à chaque coup jusqu’à manquer de balles. Le héros, voyant un Indien sauter sur le cheval de tête de la diligence, va se lancer à sa poursuite en sautant lui-même de la diligence puis d’un cheval à un autre – la cascade est toujours aussi impressionnante, car réelle (les effets spéciaux manquant à l’époque) –, la situation parvenant à son état le plus critique, jusqu’à ce que tous entendent la charge salvatrice de la cavalerie…
Le génie de Ford ne réside pas seulement dans ce paroxysme du classicisme (classicisme, d’ailleurs, qui n’existe qu’a posteriori), mais dans la façon dont il y distille les éléments qui caractériseront son univers – à commencer par Monument Valley, le célèbre rocher que Ford aimait tant que la diligence, dans le film, passe trois fois devant ! La mise en scène de chacune des situations devenues caractéristiques du genre n’appartient qu’à lui : les silences pesants accompagnant les moments où la situation originelle peut brusquement basculer, les atmosphères tendues régnant dans le bar où va se jouer le duel final entre le héros et ses cruels ennemis, mais surtout l’attention extrême apportée aux outcasts de la société américaine. La Chevauchée fantastique est un film profondément politique : ce n’est pas au banquier (dont on sait qu’il vient de voler l’argent du petit peuple) auquel va l’affection de Ford, malgré les élans patriotiques dont se targue cet horrible personnage, ni à la grande dame dont la pudibonderie devient toujours plus écœurante. Les héros du film, ce sont les « victimes des préjugés » de la bonne société, comme l’indique le docteur alcoolique (magnifiquement interprété par Thomas Mitchell, l’un des grands rôles secondaires du cinéma américain): la prostituée qui a renoncé à l’idée qu’on puisse la respecter comme un être humain, et le cow-boy qui poursuit une idée fixe, celle de venger le meurtre de son frère.
La Chevauchée fantastique ne fait certainement pas partie des westerns pro-Indiens que Ford réalisa bien plus tard, alors que le western classique jetait ses derniers feux. Mais les Indiens ne sont qu’un instrument scénaristique ; en effet, « il y a pire que les Indiens », qui ne se battent que pour la possession de leur terre ; la haine de Ford se dirige plutôt vers certains Américains, comme les dames patronnesses, incapables d’accepter la différence et d’appliquer les principes de charité dont elles se réclament. Le héros fordien n’est pas puritain : il aime boire, il a de l’humour (sans avoir forcément beaucoup d’esprit et encore moins d’élégance), mais sait faire preuve d’un courage exemplaire quand la situation le réclame. Avec La Chevauchée fantastique, John trouva l’alter ego dont il rêvait ; il s’agit en effet du premier film en vedette de John Wayne (qui avait pourtant déjà tourné dans 80 films…) et la façon dont Ford filme sa première apparition, par un brusque zoom sur son visage (très rare chez le cinéaste), prouve bien que le cinéaste tenait à inscrire ce moment dans la légende du western.
John Ford réalisa sans doute des westerns plus réussis par la suite ; mais si La Chevauchée fantastique n’avait pas existé, l’avenir du genre en aurait été compromis. Quand la prostituée Dallas s’éloigne dans l’encadrement d’une porte, en arrière-plan, la source de lumière qui s’en dégage ne peut qu’évoquer l’un des plus beaux plans du western américain, celui de John Wayne s’éloignant pour toujours de sa famille dans La Prisonnière du désert, considéré aujourd’hui comme le summum du genre…