Coproduction soignée de Brad Pitt et des frères Ridley et Tony Scott, le deuxième film d’Andrew Dominik (Chopper) est un nouveau coup de plumeau moderniste donné au gisant d’un genre, le western, qu’on jure pourtant mort et enterré. Basé sur un matériel littéraire a priori intéressant, cette évocation des dernières années du criminel de légende Jesse James ne réussit pourtant, pendant cent cinquante-neuf longues minutes, qu’à brasser de l’air et y disperser son potentiel en pure perte.
Le western a beau avoir été déclaré mort après une longue agonie (déjà à l’œuvre en 1962 avec L’Homme qui tua Liberty Valance, achevée depuis longtemps en 1992 quand Eastwood réalise Impitoyable), certains producteurs jouent encore à la restauration de monuments historiques en cherchant à redonner au genre une seconde jeunesse. Hier le Silverado politiquement correct de Lawrence Kasdan, aujourd’hui cet Assassinat de Jesse James…, bientôt le remake de 3h10 pour Yuma par James « walk the line » Mangold. Nouveaux lambris, gilets de cuir dépoussiérés, colts flambant neufs : tout est fait pour redonner son lustre à ce pan regretté du cinéma hollywoodien, dans un mouvement par ailleurs opposé à la dégradation subversive opérée jadis par Sergio Leone et ses héritiers avec la variante spaghetti, vers la modernité de laquelle cette redéfinition ne cesse pourtant de lorgner. À l’image de ce lifting esthétique, les sujets, le traitement des rapports humains se veulent réactualisés, détachés des stéréotypes d’antan, plus proches surtout des attentes du public contemporain. Ce qui se traduit majoritairement, hélas, par un aplanissement de toute aspérité de cinéma, le soin ostensible de la direction artistique s’additionnant avec de pesantes conventions de forme et de fond, celles en vigueur aujourd’hui, qui ne font que se substituer à celles qui les ont précédées. Le western « moderne » n’est autre qu’un sous-genre du film d’époque en costumes, et se trouve menacé des mêmes travers récurrents. Un courant néo-académique qui n’épargne pas les relectures d’autres genres emblématiques de l’ancien Hollywood, tels le film noir (Cœurs perdus) ou le film de gangsters rétro (Les Sentiers de la perdition).
« Existence visuelle »
Puisque le western est officiellement mort, ce Jesse James… ne saurait en être tout à fait un, relecture sous l’angle psychologique de faits divers devenus des pages légendaires de l’histoire des États-Unis, chronique d’une mort annoncée dont le titre anormalement long insinue par son contraire la ligne directrice. On se doute bien que le « lâche Robert Ford » sera présenté sous un angle plus ambigu que l’infamant épithète, que l’icône du hors-la-loi assassiné perdra — un peu — de son vernis, que les relations entre les deux hommes seront soigneusement détaillées, voire ressassées, et plus généralement que le Far West vu par le cinéma du XXIe siècle ne peut plus ressembler à celui mythifié par le Hollywood d’antan.
Or, c’est précisément la complexité proposée par l’adaptation du roman de Ron Hansen, la modernité de son approche du mythe et de la réalité historique, qui semblent entraver toute volonté créatrice chez les artisans du projet. On pouvait attendre un film faisant de ces ressorts psychologiques et dramatiques une œuvre de cinéma : on découvre un scénario filmé, décoré, lustré, mais laissant son sujet à l’état de paragraphes typographiés. L’Assassinat de Jesse James… n’est pas l’œuvre d’un metteur en scène, à peine celle d’un scénariste. Bien plus impliqué qu’Andrew Dominik qui cumule pourtant ces deux rôles, il y a le chef-opérateur Roger Deakins, orfèvre de la lumière, qui emploie ici les grands moyens pour procurer au film une existence visuelle, à défaut d’une âme. Les textures sont admirablement rendues, les paysages sont magnifiés en Scope, les visages se détachent de sombres arrières-plans tels les fantômes d’un Ouest qui se veut évidemment crépusculaire. Le problème, avec certains chefs-opérateurs esthétiquement forts comme Deakins, c’est que leur travail soigné sur la lumière tend à s’imposer à une marque de prestige autosuffisante, une façon de dire « un maître était là », sans réelle adéquation avec un projet cinématographique si tant est qu’il en soit un. Surtout lorsque, comme ici, la classe visuelle ne sert au fond qu’à habiller un film manquant cruellement de fond, tant ce qu’il pourrait dire est laissé en déshérence par des maîtres d’œuvre moins soucieux de faire du cinéma que de s’approprier indûment la profondeur de la base littéraire.
Car L’Assassinat de Jesse James… est résolument un film de fainéants. Dans la paresse du livre d’images bavard qui se dévoile laborieusement, éclate la suffisance de producteurs qui considèrent leur affaire gagnée sur la foi d’un texte touffu, de participants prestigieux et de leur propre crédit de garants d’un cinéma moderne : la grandeur promise de leur western crépusculaire couchée sur le papier, étalée sur plus de deux heures trente avec un titre à rallonge, prête à emballer et à servir à un public en mal d’auteurisme starifié. De l’emballage de luxe : Andrew Dominik ne fait guère autre chose, parvenant à montrer encore moins d’implication de cinéaste que dans son précédent et premier film Chopper (2000, déjà) au maniérisme furieux, dont on a surtout retenu la révélation d’Eric Bana. De ce premier essai, il récupère quelques effets (l’écoulement du temps figuré par les défilements du ciel en accéléré) dont il étoffe une mise en images essentiellement illustrative, enfilant comme des perles les clichés de paysagiste sur l’Homme seul dans une nature désolée — visions au sens prédigéré et publicitaire, car dépourvues de mise en perspective. N’est pas Terrence Malick qui veut. D’ailleurs, Dominik semble préférer le visuel décoratif d’un Ridley Scott, et on ne s’étonne pas de revoir l’image à la poésie galvaudée d’une main caressant des épis de blé, rappelant immanquablement le plan d’ouverture d’un certain néo-péplum — modernisme académique de la relecture des genres, toujours.
« Contemplatif bon marché »
Le drame de Dominik est qu’il affiche sa volonté de traiter de choses sérieuses (rapports humains, mythe en déliquescence), mais qu’il montre bien plus d’empressement et d’aisance à son travail d’esthète pur. Jouant avec les formes et les couleurs entre joliesse publicitaire (ses plans de paysages) et minéralité fascinante mais sans réel objet (l’attaque de train du début), il s’embourbe et tourne péniblement autour du pot à la moindre scène de séduction ou de repas, cherchant, surlignant et ressassant la moindre trace d’ambiguïté et de malaise qu’il croit déceler, comme si son statut d’artiste en dépendait. La durée outrancière du film est aussi le fait de ce labeur-là, de ces vaines tentatives de donner à son cinéma un semblant de consistance ou de propos. L’alibi de l’adaptation littéraire n’aide pas. Dès qu’il s’agit d’aborder les clefs du drame psychologique clamé par le synopsis, ou simplement d’insuffler à son imagerie un contenu sortant du contemplatif bon marché, le cinéma de Dominik abdique illico en faveur de l’écrivain, s’en remet à l’artifice de la voix off récitant le roman d’origine, laquelle énoncera sagement les nuances et les sous-textes que le faiseur d’images se sera avoué incapable d’incarner par la mise en scène.
Dans les rôles-titres, l’abattage, d’abord bluffant mais à la méthode trop vite circonscriptible, de Brad Pitt, le jeu décalé et sensible de Casey Affleck, ne peuvent pas grand-chose pour combler le vide laissé par un cinéaste démissionnaire qui semble se satisfaire de les voir poser au milieu d’un décorum flamboyant. C’est tout le film qui est figé ainsi dans la posture, trop confiant dans un matériau de base gage à la fois de sang neuf et d’hommage aux classiques, mais dépourvu de tout investissement réel, se contemplant en train de galoper dans le vide en croyant faire la reconquête de l’Ouest.