Le cinéma et Bruce Springsteen ont toujours cultivé d’étroites relations, aux résonances parfois inattendues. Elles ont abouti l’an dernier au premier film coréalisé par l’icône américaine, Western Stars, placé sous le signe d’une réconciliation des antagonismes explorés tout au long d’une œuvre à la fois épique et intime.
En octobre 1974, un cinéaste débutant répondant au nom de Steven Spielberg donne le clap de fin de son deuxième film, au terme d’un marathon qui a mis son équipe à genoux et le studio Universal dans tous ses états. Après 159 journées de tournage et un dépassement budgétaire insensé pour l’époque, Spielberg craint que sa carrière, à peine entamée, ne prenne aussitôt fin. L’histoire est connue : sorti le 20 juin 1975, Les Dents de la mer, considéré comme l’acte de naissance du blockbuster, triomphera au box-office. Au même moment, un autre jeune homme aux ambitions prométhéennes s’apprête à faire paraître le premier album entièrement conçu comme un blockbuster. Bruce Springsteen sait qu’il joue son va-tout, après l’échec commercial de Greetings from Asbury Park, N.J. et The Wild, the Innocent & the E Street Shuffle. Columbia Records, sa maison de disques, n’en fera pas moins preuve de largesse, persuadée qu’il peut encore transformer l’essai. Springsteen met en chantier une œuvre qui connaîtra l’une des gestations les plus douloureuses de la musique enregistrée : 14 mois, dont six rien que pour finaliser la chanson-titre. L’histoire est connue : sorti le 25 août 1975, Born to Run trustera rapidement les premières places du Billboard et le leader du E Street Band fera la même semaine du mois d’octobre les couvertures de Time et Newsweek. S’étonnera-t-on d’apprendre que Spielberg et Springsteen sont devenus proches ? Par un juste retour des choses, le chanteur est venu, en septembre 2019, rendre visite au réalisateur sur le plateau de West Side Story, nouvelle adaptation de la comédie musicale qui avait influencé sa première manière. C’était à Patterson, dans le New Jersey, cet État d’où les plus rêveurs veulent s’enfuir ; avant d’y revenir, inévitablement : « You can’t just run away », lâchait le vieux sage dans le tout dernier film dédié à sa gloire, Western Stars.
Si le terme de blockbuster peut surprendre, il s’agit bien de celui utilisé par Springsteen lui-même dans Wings for Wheels : The Making of Born to Run, le documentaire que Thom Zimny a consacré en 2005 à ces sessions d’enregistrement placées sous très haute tension. « A world-shaking mighty noise » (« Un son à faire trembler le monde », autrement dit le « million-dollar sound » convoité à l’entame de The Promise) : voilà après quoi courait Springsteen, incapable d’expliquer concrètement à ses musiciens ce qu’il attendait d’eux, jusqu’à l’arrivée quasi-divinatoire de l’ex-critique Jon Landau, appelé à devenir son éminence grise. D’une incroyable sophistication, sa production est parvenue à garder intacte la puissance brute qui coule dans les veines de ces chansons exaltant une jeunesse perpétuelle et pourtant consumée en une « longue nuit d’été ». D’où l’importance de la route, empruntée dès l’ouverture de Born to Run, Thunder Road. Un titre piqué au classique de drive-in avec Robert Mitchum et qui cristallise sa fascination pour le road-movie, genre emblématique du Nouvel Hollywood dont la première décennie de son œuvre constitue moins la bande-son que la transcription musicale. Une route imaginaire à nouveau invoquée dans The Promise, sublime inédit datant de 1977 et écarté du montage final de Darkness on the Edge of Town. Là où deux ans plus tôt, l’open road invitait à prendre la tangente direction l’Ouest – « Oh-oh come take my hand / We’re riding out tonight to case the promised land » (« Oh-oh prends-moi la main / Ce soir, nous allons repérer la Terre promise ») –, elle n’est plus qu’un cul-de-sac où dépérissent les rêves d’antan : « Thunder Road, baby, you were so right / Thunder Road, something dying down on the highway tonight ».
Étroites relations
Le cinéma et Bruce Springsteen, c’est une histoire ancienne. Plus de 200 films et séries télévisées incluent sur leurs bandes originales des morceaux qu’il a parfois composés à la demande des metteurs en scène (Jonathan Demme pour Philadelphia, Tim Robbins pour Dead Man Walking) ou d’un acteur (Mickey Rourke pour The Wrestler). Inconvénient majeur, ce corpus est pour l’essentiel constitué d’œuvres secondaires voire médiocres, où les chansons ne remplissent le plus souvent qu’une fonction illustrative. Le dernier exemple en date remonte à 2019 : Music of My Life, de Gurinder Chadha, qui juge bon de faire défiler les paroles en surimpression des plans, au cas où l’intertextualité recherchée aurait échappé au spectateur (le film raconte l’émancipation d’un ado anglais d’origine pakistanaise, qui puise chez le Boss la force de surmonter les obstacles inhérents à sa condition de fils d’immigré dans l’Angleterre thatchérienne). À rebours de ce psittacisme, Baby It’s You de John Sayles est un magnifique récit d’apprentissage, par celui qui deviendra le clippeur attitré de Born in the U.S.A. (en dehors de Brian de Palma, qui réalisera la vidéo de Dancing in the Dark). Il s’agit peut-être là du seul grand film à faire une utilisation pertinente de la musique de Bruce, pas moins de quatre de ses titres rythmant les tribulations du couple formé par Jill (Rosanna Arquette) et Sheikh (Vincent Spano) au sortir de l’adolescence, à la fin des années 1960. Mais c’est entendu, la présence de Springsteen au cinéma est généralement moins intéressante que celle du cinéma dans l’œuvre de Springsteen. C’est que son écriture – et par ce terme, n’entendons pas seulement les paroles, mais aussi leur mise en musique – convoque un langage davantage visuel que littéraire, qui peut parasiter le film au lieu de le renforcer.
À en croire Jonathan Demme, Springsteen serait le « plus grand réalisateur américain à ne pas avoir encore tourné un premier film ». Son écriture s’apparente pourtant à un précis de mise en scène, le démarquant clairement de la tradition poétique du songwriting dont Bob Dylan reste le parangon. Élevé dans une famille catholique, Springsteen a baigné dans un folklore biblique qui sera plus tard passé au filtre du Southern Gothic et du roman social américain : Flannery O’Connor et John Steinbeck sont deux influences majeures, encore faut-il préciser qu’il a découvert ces auteurs grâce aux adaptations qu’ont faites John Huston de La Sagesse dans le sang (Le Malin) et John Ford des Raisins de la colère. Encouragé par John Landau, sa verbosité initiale – défaut dylanien de jeunesse – cède bientôt la place à une narration plus scénarisée qui cherche à faire image, en envisageant d’un seul tenant action, description des lieux et motivations des protagonistes. Born to Run inaugure aussi un acharnement à réécrire les paroles en fonction de l’évolution de l’enregistrement en studio, pour faire rejaillir toute la puissance dramatique de cette épopée nocturne, amplifiée par des choix de production panoramiques. Ce sens aigu du découpage permet à Springsteen d’enchâsser des séquences aux tonalités distinctes – introductions et dénouements, emballements et accalmie, exultations et confessions –, qui donnent aux plus ambitieuses la forme de court-métrages tournés en Cinémascope. Des titres antérieurs comme Incident on 57th Street et New York City Serenade attestaient déjà de cette visée, mais juraient quelque peu avec le reste d’un disque aussi attachant qu’éparpillé (The Wild, the Innocent & the Shuffle). Car le seul « sound picture » qui compte désormais, c’est l’album, format qui doit être pensé à chaque fois comme « une déclaration d’intention », doté d’une cohérence thématique dépassant le simple ordonnancement des titres.
Histoire(s) du cinéma
À la chanson de geste prolétarienne de Born to Run, succède l’élégie de Darkness in the Edge of Town, où le rêve américain s’éloigne à mesure que ses poursuivants roulent dans sa direction (Racing in the Street). « Il y a toujours ce côté cinématique, mais ça se rétrécit. Les caméras zooment. On est plus dans un film indépendant, maintenant », estimait Steve van Zandt. N’en déplaise au guitariste du E Street Band, cet album dépourvu des artifices de production du précédent n’en demeure pas moins d’une ampleur qui le rapproche de Voyage au bout de l’enfer – bien que les paroles maintiennent hors-champ les conséquences de la guerre du Viêt-Nam, sujet de Born in the U.S.A.. Sortis tous deux en 1978, les chefs‑d’œuvre de Cimino et Springsteen peuvent être regardés et écoutés comme des home movies épiques. L’album suivant, The River, est celui de la transition, hésitant entre introspection et un désir de dépense en phase avec l’énergie légendaire des prestations live du Boss. The River, Point Blank, Stolen Car : l’ancrage émotionnel et le storytelling de ces titres annoncent le dépouillement de Nebraska, son autre « film noir », qui rappelle opportunément que toute violence est d’abord une violence sociale, tandis que Hungry Heart, Cadillac Ranch, Ramrod et Out in the Street augurent de Born in the U.S.A, cri de révolte pro-vétéran déguisé en blockbuster reaganien.
« Mes albums sonnent toujours comme quelqu’un qui essaie de comprendre où mettre son esprit et son cœur. J’imagine une vie, je l’essaie, puis je vois comment elle me va. Je me mets dans la peau d’un autre, sur les routes ensoleillées et sombres vers lesquelles je suis attiré, mais où je ne voudrais peut-être pas vivre : un pied dans la lumière, un pied dans l’obscurité, à la poursuite du lendemain. », confiait Springsteen. Ce qui soulève aussi la question de l’interprétation, l’utilisation croissante du « je » accréditant l’hypothèse d’un « chanteur de la méthode », proposée par l’essayiste David Burke pour rendre compte de son degré d’identification à ses personnages, « bons ou mauvais ». De fait, Nebraska abonde en psychopathes, héritiers du Travis Bickle de Taxi Driver ou du Kit Carruthers de La Balade sauvage, deux des films favoris de Springsteen, qui intériorise leurs voix avec un détachement glaçant dans l’énonciation des crimes commis : « Me and her went for a ride, sir, and ten innocent people died/From the town of Lincoln, Nebraska, with a sawed-off .410 on my lap » (« Elle et moi sommes allés faire une virée, monsieur, et 10 innocents ont trouvé la mort/En partant de la ville de Lincoln, Nebraska, avec sur mes genoux un .410 à canon scié. »). Précurseur de l’esthétique musicale low-fi des années 1990, Nebraska a manifestement exercé une influence souterraine sur le cinéma indépendant de la même époque, dont celui de Kelly Reichardt, qui féminise dès son premier film, River of Grass, les thèmes springsteeniens de la fugue, du désœuvrement et de l’aliénation (précisons que la chanson-titre de ce recueil est inspirée de la scène d’ouverture de La Balade sauvage, où Martin Sheen découvre Sissy Spacek en train de faire tournoyer son bâton de majorette sur la pelouse de ses parents).
Boardwalk Empire
L’œuvre musicale de Springsteen fait donc dialoguer plusieurs imaginaires de cinéma, parfois dans un même album, voire une même chanson : superproductions rutilantes, Nouvel Hollywood, série B, films de genre. Le classicisme fordien devient une référence constante à partir de The Ghost of Tom Joad, jusqu’à son tout dernier album, sorti l’an dernier. Accompagné d’un film promotionnel coréalisé par le Boss en personne, « Western Stars est une méditation en 13 temps autour de la lutte entre liberté individuelle et vie communale. Le caractère américain a deux versants. L’un est nomade, tourmenté, solitaire. Mais l’autre est collectif, en quête de famille, d’enracinement profond et d’un foyer pour abriter le cœur. Depuis toujours, ces deux aspects sont aux prises l’un avec l’autre dans la vie quotidienne. » Une dualité éminemment fordienne qui culmine avec La Prisonnière du désert, où Ethan Edwards (John Wayne) apparaît comme le prototype de ces loners garants d’une unité familiale à jamais hors de leur portée. Le personnage de Tom Cruise dans La Guerre des mondes – Spielberg encore – en est une déclinaison évidente : se souvient-on que Ray Ferrier est un docker divorcé qui vit dans le New Jersey avec pour seule possession véritable une Ford Mustang de 1966 ?
Western Stars, un montage de séquences de concerts, vaut principalement pour ses interludes où Springsteen revient, le plus souvent en voix off, sur la genèse d’un disque où le paysage américain est plus que jamais arpenté comme une géographie intérieure (Hitch Hikin’, Wayfarer). Les protagonistes, ici un acteur sur le déclin qui carbure au viagra (Western Stars), là un cascadeur abîmé par les chutes de cheval (Drive Fast (The Stuntman)), sont de la même trempe que le catcheur interprété par Mickey Rourke dans The Wrestler. Ils anticipent aussi le possible dernier acte de Cliff Booth dans Once Upon a Time…in Hollywood : « I got two pins in my ankle and a busted collarbone / A steel rod in my leg, but it walks me home » (« J’ai deux broches dans la hanche et la clavicule pétée / Une tige métallique dans la jambe, mais elle me permet de rentrer chez moi »).
Mis à part Western Stars – et un cameo dans l’oubliable Haute-Fidélité de Stephen Frears –, Springsteen n’a jamais été acteur, préférant revêtir la peau d’un autre à l’orée d’un film (Philadelphia) ou à sa toute fin (The Wrestler). Aujourd’hui septuagénaire, il continue d’endosser les rôles de ceux qu’il aurait pu devenir si la fortune ne lui avait pas souri, comme si une dette jamais remise continuait de le lier secrètement à sa communauté d’origine. Les paroles de The Wrestler mettent à nu cette imposture acceptée de tous, dans un écho au célèbre prologue de son autobiographie : « À 20 ans, tout sauf un rebelle au volant d’un bolide, j’étais un guitariste dans les rues d’Asbury Park et déjà un membre en règle parmi ceux qui ‘‘mentent’’ au service de la vérité… les artistes, avec un ‘‘a’’ minuscule. » Un illusionniste né, redonnant leurs lettres de noblesse à une galerie d’antihéros ordinaires esquintés, qui ont enfin droit à une seconde chance et n’ont plus à choisir un destin au détriment de l’autre. Certains ont trouvé leur prolongement naturel à l’écran, tels des spectres doués de vie propre. On se souvient de la fuite du bad boy Frank Roberts (Viggo Mortensen) dans The Indian Runner, le premier Sean Penn, aussi littéral hélas que la chanson Highway Patrolman, dont il s’inspire, était elliptique. Il est un autre film, moins cité, peut-être parce qu’il n’est pas à la hauteur de son personnage principal : Copland, polar de James Mangold avec dans le rôle d’un shérif qui n’a jamais dégainé, un Sylvester Stallone ventripotent et lessivé. Ce solitaire mélomane reçoit un soir la visite inattendue de sa voisine Liz (Annabella Sciorra), qu’il avait sauvée vingt ans plus tôt d’une noyade certaine. Un acte de courage qui lui coûtera un tympan et sa future carrière au NYPD, le condamnant à jouer les gardiens d’une cité-dortoir de flics dans le New Jersey. La jeune femme, dont il était amoureux, finira au bras d’un autre, qui porte un badge ; un vrai. « Why is it that you never got married, Freddy ? », lui demande-t-elle, pendant que tourne sur la platine Stolen Car, une ballade languissante extraite de l’album The River. Voleur par dépit, le protagoniste de la chanson se sentait « ignoré » et sur le point de « disparaître », selon Springsteen. Considéré par tous comme l’idiot du village, Freddy sait ce qu’il en est d’être tenu pour explétif. La réponse qu’il fait après un bref silence aurait pu être écrite par le Boss : « All the best girls were taken ». Lui aussi finira par relever la tête.