C’est une œuvre aussi retentissante que mystérieuse qui fait le sujet du dernier bébé de la collection « Côté Films » aux éditions Yellow Now. Bernard Benoliel ne semble pourtant pas intimidé le moins du monde tandis qu’il aborde Taxi Driver, film dont la réception critique et publique générale, mûrie depuis sa sortie en 1976, se divise entre le culte, motivé par la violente flamboyance de l’objet, et le flou quant au sens qu’il faudrait lui donner. Eu égard à cette réception qui la précède, l’analyse proposée par Benoliel s’apparente à une remise à plat, commençant par écarter les commentaires généralement tirés des lectures du film au premier degré (un New-Yorkais névrosé et frustré dérive au gré de ses fantasmes, avant de trouver une forme de rédemption en se faisant justicier), pour ensuite replacer celui-ci dans le contexte socio-culturel de son élaboration. C’est ainsi que, derrière le soupçon d’influence judéo-chrétienne parfois évoqué un peu trop facilement quant aux auteurs du film (le catholique Martin Scorsese, réalisateur, et le calviniste Paul Schrader, scénariste), l’essayiste va invoquer les accents métaphysiques plus vertigineux, par-delà la frontière d’une religion, d’un autre chrétien tourmenté : Dostoïevski, dont les personnages pris dans la fièvre délirante de leurs pensées ne sont pas sans point commun avec le chauffeur de taxi Travis Bickle. L’ombre de l’auteur des Carnets du sous-sol apporte un éclairage singulier à l’errance insomniaque new-yorkaise. Mais surtout, cette contextualisation préparatoire a une vertu immédiate, que la suite, analyse presque exclusivement filmique, viendra conforter : d’un objet trop souvent évoqué par le prisme de l’appréciation du brio du trio moteur (Scorsese, Robert De Niro, Schrader), Benoliel révèle un incontestable produit de son temps (l’agitation des États-Unis des années 1960 – 70) et d’influences culturelles aussi peu soupçonnées qu’un certain épisode de La Quatrième Dimension, le fruit d’une maturation artistique de talents non repliés sur leurs propres performances, mais s’exprimant au regard du monde.
L’analyse revisite à la lumière de ces références les choix les plus singuliers du récit du film, dans le montage, dans le débit de la voix-off de Travis composant son journal, dans les décadrages de la caméra quittant la perspective stricte du personnage pour prendre quelque étrange direction… Elle en fait les arguments d’une errance définitivement moins matérielle que mentale, tant dans les fantasmes exprimés par Travis que dans la mise en scène qui tâche d’épouser cet état d’esprit. Par ce prisme, Taxi Driver prend une dimension qui a certainement toujours existé mais qu’on a négligée ou survolée jusqu’ici, une dimension fantastique et intimidante qui pourrait bien être la cause profonde du trouble qu’il suscite. C’est un récit de failles et de collisions de mondes intimes parallèles. L’errance du personnage, entre ressentiment social, frustration sexuelle et désir d’être aimé, est décortiquée dans le chaos des aspirations apparemment contradictoires qui ouvrent pour lui plusieurs fantasmes de sorties possibles (amoureux, sauveur de fille perdue, tueur raciste, assassin de politicien) — sous cet angle, toute la dernière partie du film ne résulterait que de la convergence de ces possibles dans cet esprit errant, en déconnexion de quelque sous-texte moral que certains commentateurs ont pu lui prêter. Au centre de l’analyse comme du film, Benoliel place la fameuse scène du monologue face au miroir — qui, à l’en croire, n’en est peut-être pas vraiment un… Car, en pointant là encore le doigt sur des choses évidentes mais plus significatives qu’on a voulu le croire (comme ce choix de mise en scène consistant, pendant le monologue, à filmer non l’acteur mais son reflet, en occultant du mieux possible les bords du miroir), le critique reformule la scène au-delà de sa performance pour mettre en avant sa fonction de basculement, de rupture mentale aux implications plus glaçantes que l’imprécation solitaire. Même la punchline désormais culte « You talkin’ to me ?» y prend un sens terrifiant comme l’abîme de Nietzsche : quand Travis s’adresse à son double dans la glace, son double s’adresse aussi à lui. D’une certaine façon, le lecteur, grâce à l’essai de Benoliel, aura de même traversé le miroir de l’apparence pour redécouvrir une œuvre plus secrète qu’il n’y paraissait.