On connaît bien le John Huston des Désaxés, du Faucon maltais ou de La Nuit de l’iguane. Plus discret à la télévision comme en DVD, voici que ressurgit grâce à Carlotta le Huston des derniers films, réalisés à la fin des années 1970 ou 1980, à l’aube de la disparition du cinéaste, en 1987. Deux films, deux occasions de découvrir que bien que vieillissant, le cinéaste américain est resté atypique jusqu’à la fin de sa vie, n’adhérant à aucune mode afin de rester fidèle à son univers.
Le Malin comme Au-dessous du volcan sont deux adaptations d’importantes œuvres de la littérature américaine du début du vingtième siècle ; le premier du roman de Flannery O’Connor Wise Blood (titre original du film), le second du chef d’œuvre de Malcolm Lowry. John Huston avait une prédilection pour les adaptations, qui constituent une bonne moitié de son œuvre ; cela se traduit à l’écran, comme ici pour ces deux films, par des scénarios extrêmement linéaires, très écrits, et une mise en scène qui se met au service d’un rendu le plus parfait possible du roman – cinématographiquement parlant, c’est-à-dire en éludant tout ce qui ne ressort que du domaine littéraire et n’aurait pas sa place sur pellicule. Toutefois, bien que l’adaptation soit en général assez fidèle, cela ne signifie en aucun cas que Huston se dissimule derrière l’univers de l’auteur qu’il adapte : ainsi dans le cas du Malin, où le catholicisme très pratiquant de Flannery O’Connor n’a aucune véritable résonance chez le cinéaste ; ou plus encore dans Au-dessous du volcan, qui se situe au Mexique, lieu bien connu de Huston puisqu’il y résidait, ce qui lui permet d’y apporter ses propres visions.
Les deux films se concentrent sur un personnage masculin plongé dans une solitude profonde, car enfermé dans un monde qu’il s’est créé et dans lequel les autres sont soit incapables d’y adhérer soit tout bonnement rejetés. Dans Le Malin, il s’agit d’un jeune soldat revenu dans sa terre natale et obsédé par la religion – son grand-père était prédicateur –, qui se met à prêcher à qui veut bien l’entendre pour se jeter petit à petit dans un délire mystique dont il a du mal à expliquer les tenants et les aboutissants. Dans Au-dessous du volcan, le personnage principal est l’ex-consul britannique de Cuernavaca, tombé dans l’alcoolisme lorsque sa femme l’a trompé (avec son demi-frère) puis quitté brutalement ; le retour un an après de l’épouse contrite, bien loin de le sauver, l’enfonce plus encore dans les tourments d’un amour destructeur. Comme le soulignent les différents intervenants des bonus accompagnant les éditions DVD, ces personnages, très hustoniens, ne sont ni suicidaires, ni autodestructeurs, bien que leur destin s’inscrive dans la tragédie ; leur raison de vivre – comme de mourir, d’ailleurs – réside dans un idéal, incompréhensible parfois car mêlé à d’autres contingences (la folie dans un cas, l’alcoolisme dans l’autre). Le jeune prédicateur du Malin a un besoin intense de croire à l’existence d’un dieu, quel qu’il soit, ou plutôt à la morale de certains hommes, dégagée de tout matérialisme (voir ainsi la scène où il découvre que le prédicateur qu’il suit est un escroc); le consul britannique d’Au-dessous du volcan est guidé par la croyance selon laquelle « sin amar no se puede vivir » (« sans aimer, on ne peut vivre »), et plus que le mezcal mexicain, c’est cet amour perdu qui le ronge de l’intérieur.
Comme souvent chez Huston, la religion tient une place très particulière dans l’évolution de ces personnages. Elle est évidente dans Le Malin, où l’élévation spirituelle (non-conventionnelle, puisque le personnage entend créer « L’Église de Jésus sans Jésus-Christ ») est une façon pour le jeune prêtre de faire quelque chose de sa vie ; dans Au-dessous du volcan, elle réside plutôt dans une atmosphère, celle du Mexique le jour du 1er novembre, la fête des morts, sorte de rituel mi-païen, mi-religieux, où les cadavres hantent les hommes effrayés par un enfer dont ils ne sont pas conscients, à l’exception du consul, qu’ils le vivent déjà au quotidien. Cette omniprésence du religieux – sans qu’il soit défini précisément – a cela d’intéressant chez Huston qu’elle ne relève pas d’un discours ou d’une volonté d’empathie pour le héros. Elle est un moteur de la révolte contre l’absence d’une certaine morale, contre une société où l’homme a perdu tout repère au point d’être éternellement seul. Les personnages qui gravitent autour des héros ont ceci d’intéressant qu’ils ne sont jamais des adjuvants, mais qu’ils tentent de le manipuler en lui imposant leur cynisme ou leur désir panique de rédemption.
Le décor joue pour beaucoup également dans la volonté de présenter une atmosphère infernale : dans Le Malin, Huston se tourne vers une Amérique profonde, difficile à situer géographiquement comme historiquement, tant les habitants semblent errer comme des fantômes dans une torpeur qui les empêchent d’évoluer ou de s’adapter au monde contemporain. Le Mexique d’Au-dessous du volcan se réduit à une image d’Épinal biaisée, où la tequila comme le meurtre impuni coulent à flots, dans un décor plus surréaliste qu’exotique : ainsi Huston ne joue-t-il pas sur un possible sentiment de non-appartenance de son héros (du fait de sa nationalité étrangère) mais plutôt sur la sensation que son destin devait bien se jouer dans ce pays aride aux couleurs criardes, comme celui du prédicateur ne pouvait qu’échouer dans une ville morte dans laquelle il ne serait pas qu’un simple anonyme.
Œuvres funèbres sans être pessimistes, Le Malin et Au-dessous du volcan se rangent de par leur qualité au niveau des films les plus célébrés de Huston ; la fluidité de la mise en scène, tout comme la profondeur de la pensée, dégagée de toutes influences extérieures (c’est peu de dire que ces films ont peu en commun avec les productions de l’époque), impressionnent du fait de leur pouvoir à créer mille niveaux de lecture. Carlotta a ainsi eu la riche idée d’agrémenter le coffret d’une myriade de bonus : deux présentations de Patrick Brion, une interview de Christian Viviani (journaliste à Positif) analysant Le Malin, deux conversations passionnantes entre Michel Ciment et John Huston (qui à la différence d’autres cinéastes, aimait décortiquer son œuvre), et deux documentaires très approfondis sur Au-dessous du volcan (dont l’un, de 59 min, se trouve sur le troisième DVD). Raison de plus pour voir et revoir ces deux bijoux, afin d’en exploiter au maximum toute la richesse.