Après avoir été présenté par Pussycat (Margaret Qualley) aux autres filles de la « famille » Manson, Cliff Booth (Brad Pitt) demande à saluer George Spahn (Bruce Dern), le propriétaire du ranch où la secte du gourou californien a fait son nid depuis que les lieux ont été désertés par les tournages de westerns. C’est ici même que, huit ans plus tôt, la série Bounty Law planta son décor, faisant de Rick Dalton (Leonardo DiCaprio) une vedette du petit écran et de Cliff, sa doublure attitrée, un auxiliaire comblé. Mais en rompant son contrat dans l’espoir de triompher au cinéma, Rick ratera sa transition et n’aura d’autre choix que de revenir à la télévision, cette fois-ci par la petite porte réservée aux guest stars. Face à une telle impasse, que peut bien espérer son homme à tout faire ? Son destin sera de donner corps à une histoire et sens à un désœuvrement, le temps d’une journée de 1969 passée à fureter l’envers ténébreux d’un imaginaire ensoleillé.
Cabin Fever
Ce sont des portes, également, que franchit Cliff, outrepassant les mises en garde du gynécée menaçant qui s’agglutine au pied de la maison et lui assure que George n’est pas en état de le recevoir. La porte d’entrée tout d’abord, que finit par déverrouiller Lynette « Squeaky » Fromme (Dakota Fanning), devant l’insistance du cascadeur ; puis celle de la chambre de l’octogénaire aveugle. Cette pièce n’a rien d’un fonds secret et n’ouvre sur aucune dimension supplétive du récit : il s’agit simplement d’une station du réel, au seuil de laquelle s’arrête la fiction par ailleurs omniprésente. Dans ce vestibule miteux, un revenant rend visite à un vieillard sur son lit de mort, à ceci près que c’est le mourant, incapable de se souvenir de lui, qui renvoie Cliff à sa propre incertitude. Un oubli qui accrédite l’hypothèse de modalités narratives trempées dans un même bain d’indécision : autant qu’un fantôme qui s’ignore, le stunt man reste l’ombre portée d’un acteur qui cherche, sans plus y croire, le rôle qui relancerait sa carrière, ou, à défaut, l’inspiration suffisante pour transcender les figures caricaturales de bad guys qu’il est désormais condamné à jouer.
Si c’est bien l’avis de décès d’Hollywood que prononce George depuis son matelas grinçant, alors le constat le plus lucide du film est dressé par un non-voyant brutalement tiré de son sommeil. Un détail qui a son importance : George ayant perdu la vue depuis l’époque où Cliff collaborait avec lui, il y a lieu de s’interroger sur la place prépondérante que la télévision peut bien occuper dans sa vie. Le soir même, rappelle Squeaky, sera diffusé un nouvel épisode de FBI, la série policière dans laquelle Rick Dalton – et par conséquent Cliff – fera justement une apparition. Aux yeux sans vie de l’oracle, sommé par sa gardienne de lui tenir compagnie, les deux acolytes seront plus que jamais invisibles, prisonniers à leur insu d’un entremonde dont ils sont en train de devenir les faunes vieillissants. « George isn’t blind, you’re the blind one ! », hurlera à Cliff Pussycat, dans une réplique qui, littéralement, entérine la prophétie du patriarche.
Justifier, comme le fera plus tard l’une des membres du clan Manson, les meurtres d’acteurs par la nécessité d’expulser les images inculquées de force à ses « enfants », en dit long sur la guerre d’occupation que se livrent des régimes culturels concurrents. C’est ainsi qu’il faut comprendre la posture avachie de Squeaky, rivée à son poste : tout sauf passive, elle puise aux programmes que diffuse le téléviseur la violence d’une terrible restitution à venir. Mais si Tarantino choisit clairement son camp dans ce conflit, comme en témoigne la réparation vengeresse du dénouement, son regard est plus nuancé que ce que les lectures hâtives sur le regret supposé d’un âge d’or veulent bien laisser entendre. Loin de pouvoir rédimer le réel par la fiction – l’acharnement déployé lors de l’affrontement final tenant moins de la jubilation que de l’aveu d’impuissance –, le film préfère œuvrer à l’exténuation d’un désir, en reconstituant de toutes pièces un monde impossible et idéalisé, où la circulation du cinéma à la télévision, de la télévision aux productions italiennes, de l’avant-garde européenne à Hollywood, relèverait d’une citoyenneté universelle. Un monde où ces multiples réalités s’harmoniseraient grâce à l’extraordinaire précision de la mise en scène, qui ne cesse d’élargir le réseau signifiant de cette éphémère utopie.
California Dreamin’
L’un des sommets émotionnels du film est d’ailleurs mis en musique au son d’un rêve : California Dreamin’, le hit de The Mamas & The Papas, repris ici par José Feliciano – autre aveugle notoire. Cette version en apesanteur de 1968 semble avoir été secrètement arrangée pour cette séquence, un montage alterné crépusculaire qui s’ouvre sur un plan de Sharon Tate (Margot Robbie) à la sortie du cinéma où elle vient d’assister, radieuse, à la projection de l’un de ses propres films, au milieu de spectateurs ignorant tout de sa présence. L’hommage rendu à l’actrice par Tarantino a été, à juste titre, salué ici-même pour la finesse de sa dialectique et la force de ses images composites. Mais au nombre des protagonistes qui défilent à l’écran, il en est un autre à côté duquel il serait dommage de passer : James Stacy (Timothy Olyphant), vedette de Lancer, un sous-Bonanza qui fit les beaux jours de CBS le temps de deux saisons. Le visage fermé, l’acteur enfourche sa moto au terme d’une journée de tournage au cours de laquelle Rick Dalton lui a donné la réplique. Jamais Olyphant, lui-même abonné aux rôles de cowboys dans Deadwood puis Justified, n’a paru si mélancolique et résigné, comme si son personnage portait lui aussi le fardeau d’un échec, celui de n’avoir pu incarner autre chose qu’une variation du cavalier solitaire, son physique longiligne aux larges épaules évoquant d’ailleurs la silhouette iconique de Clint Eastwood.
Avec une confondante virtuosité, Tarantino entrelace d’infimes détails comme celui-ci, conférant à son film un appareillage émotionnel très complexe, où l’ampleur du geste se conjugue à la netteté du trait. Chaque scène est porteuse d’enjeux aux résonances multiples dont le sens se dévoile avec une simplicité désarmante dans cette allée de Cielo Drive que remonte Rick Dalton à l’invitation d’une fée. Est-il suprenant d’apprendre que, pour la première fois, le cinéaste a commencé par écrire son film par la fin ? Peut-être, en revenant sur ses pas, s’est-il rendu compte que son véritable projet n’était pas de trouver une alternative salutaire au crime monstrueux ayant marqué son enfance, mais plutôt de réimaginer un monde où toutes les histoires, au lieu d’une seule, pourraient être racontées, et où une année, 1969, contiendrait toutes les autres ; celles passées et à venir.