La cinéphilie du net est à l’affût de l’information cachée, de celles que répugnent à divulguer les myriades de bonus présents dans l’édition DVD de luxe de tel ou tel film. C’est une cinéphilie de l’exclusif, de l’inédit, de l’ignoré. À l’ère de l’information ultradisponible, il faut un fameux enquêteur pour se démarquer. Alors, lorsque les internautes découvrent, au hasard d’une soirée bis consacrée à Vincent Price, que la série Saw, et avec elle tout le sous-genre du torture porn doit beaucoup au triptyque délirant où le grand acteur incarne le Dr Anton Phibes et Edward Lionheart, la fibre de la révélation est titillée chez eux, les forums bruissent : dans le monde d’un cinéma à la mémoire toujours plus courte, les concepts très vendeurs de Saw et consorts ne seraient pas si originaux. Peut-être bien. Mais c’est sans doute que ces deux sagas, distantes de trente ans, répondent à l’identité profonde du cinéma de genre de leur époque.
Le torture porn est un exercice qui tend à l’épure, au dépouillement. Focalisé autour d’une idée centrale – la représentation absolue de la violence – ce sous-genre (ainsi défini, à la fois parce qu’il n’est qu’une excroissance du cinéma d’horreur, mais également parce que les esprits chagrins seraient tentés de ne pas lui accorder le statut de genre) prend pourtant naissance, paradoxalement, dans le Se7en de David Fincher, film aux circonvolutions chargées et labyrinthiques, mais qui peuvent n’être vues que comme des colifichets installés sur l’essentiel du film : l’illustration visuellement traumatisante des péchés capitaux du dogme catholique. Là où le sulfureux Clive Barker, dans Hellraiser (1987), visait à donner corps à ses Enfers personnels via la représentation d’une mythologique sado-masochiste, Fincher n’a pas cette honnêteté, et son film codifie par avance deux grands thèmes du genre d’exploitation que va devenir le torture porn : la représentation sadique (pour ses personnages comme pour ses spectateurs), et un moralisme terrifiant. Hostel, d’Eli Roth, suit précisément cette ligne de conduite, sans s’embarrasser ni de déguiser son sadisme, ni son discours moraliste profond : si les personnages principaux se font dessouder les uns après les autres, c’est avant tout parce que ce sont des crétins libidineux bourgeois – rien de neuf sous le soleil du slasher donc, avec ce retour aux sources les moins stimulantes de ce genre qui voit toujours mourir en premier les plus moralement coupables de ses protagonistes. Saw, quant à lui, tente de pousser sa réflexion, et fait de son anti-héros un croisé moderne, un justicier barbare, garant d’une morale sans tabou, prêt à tout pour infliger une punition au nom d’une justice sans concession. Dans les divers avatars des séries concernées, ou les films s’en inspirant (Martyrs, Frontière(s)…), persiste l’opposition entre une norme, une surface visible, dont l’abandon ouvre les portes de l’horreur, et cette épouvante qui semble surgir, endémique, du cœur des hommes.
Que penser, alors, de la proposition drolatique, burlesque, souriante et réjouie du triptyque Phibes / Lionheart ? Dans le premier épisode de cette trilogie officieuse, Vincent Price interprète un vengeur très proche du Jigsaw de Saw, désireux de faire payer aux membres d’une équipe médicale la mort de son épouse bien-aimée. Il va donc faire subir à tous les membres de l’équipe médicale des morts inspirées des 10 plaies d’Égypte. Les suites, officielles et officieuses, verront à nouveau Vincent Price soumettre ses adversaires à des supplices inventifs, méchants et létaux. Nous sommes donc en plein Saw : le procédé est le même, le rapport aux victimes est similaire… à ceci près que, là où Jigsaw va le plus souvent laisser une chance aux victimes de ses pièges atroces d’apprendre quelque chose – de se conformer à sa morale, en fait – le Janus Phibes / Lionheart n’a à cœur que d’occire ses victimes. Est-il donc besoin, aujourd’hui, de légitimer la violence ? La forme démonstrative, extrêmement brutale, du torture porn, a‑t-elle besoin de se justifier, de se légitimer, là où le discours rigolard et bon enfant de la saga Phibes se passe volontiers de tels blancs-seings et fait honneur à la liberté de ton du cinéma de genre ?
En somme, sous couvert de pourfendre les derniers tabous, le torture porn n’est-il qu’une émanation perverse d’un certain retour à l’ordre moral ?
Jeu de massacre
Puisant dans l’ancienne tradition du Grand Guignol, le théâtre d’horreur hyperbolique à l’origine du gore, la saga Phibes est à la conjonction de nombreux facteurs. Robert Fuest, réalisateur des deux films de la saga, est un héritier de l’esthétique télévisuelle de la série The Avengers (Chapeau melon et bottes de cuir). La saga Phibes hérite ainsi du flegme et du non-sens propre à la série de John Steed, de l’importance d’une mise en scène soignée, voire d’une réelle ambition visuelle, avec son style emprunté à l’Art nouveau et ses multiples références. Profondément britanniques, ces films évoquent autant les Avengers que l’humour froid et pince-sans-rire d’un Noblesse oblige, un autre récit venu d’Angleterre se réjouissant à l’établissement d’un tableau de chasse particulièrement inventif dont les victimes sont prises chez nos contemporains.
Allant plus loin encore, la saga Phibes et Théâtre de sang adoptent leur style visuel comme la base d’un exercice de style. Les premières minutes de chaque film servent ainsi à l’établissement du paradigme visuel. Une fois ces données esthétiques posées, le récit adopte un point de vue que ne renierait pas De Quincey, l’auteur de De l’Assassinat considéré comme un des beaux arts : l’établissement d’une série de meurtres dont il conviendra de juger la qualité à l’aune de leur originalité, de leur audace, de leur caractère burlesque. Le sadisme, la perversité du personnage principal et de son alliée sont parfaitement avérés, mais ne font l’objet d’aucun jugement moral.
Sont ainsi libérés de toute forme de culpabilisation les spectateurs de ces films, réalisés au crépuscule d’un cinéma de genre libre de l’influence de l’exploitation vidéo. La saga Phibes est explicitement conçue pour une exploitation en salle au parfum de double feature, un vivier pour un cinéma de genre libre de nombreuses contraintes, propre à susciter la création de film sortant des sentiers battus – mais certes pas libérés des contraintes commerciales.
C’est le génie du cinéma bis d’avoir suscité des œuvres personnelles, pourvues d’une vision artistique, tout en assurant au film une notoriété, un succès, et un revenu. Est-ce, fondamentalement, ce qui sépare ces films, l’époque dont ils sont issus, de la saga Saw, de celle de Destination finale (cousine pop-corn du torture porn), du torture porn en général ? Car, malgré les – vaines – prétentions de certains réalisateurs à vouloir affirmer un style artistique réel dans leurs productions du genre (à cet égard, se remémorer l’intensément roublard Martyrs), malgré la tentative de vouloir faire croire à une réelle construction narrative dans la série Saw, le genre souffre d’une véritable carence en terme de crédibilité hors commerciale.
Non que ce dernier aspect soit une tare : on l’a déjà dit, le cinéma commercial par essence (tel que l’est le bis) peut avoir une réelle légitimité artistique, si tant est que de véritables artisans soient à l’œuvre. Cependant, le torture porn s’affirme par une indigence esthétique profonde. L’absence de mise en scène, la démonstrativité exacerbée du genre tient avant tout à ce qu’il doit au fantôme qui l’a précédé, dans les années 1980 : le snuff-movie. Légende urbaine tenace de la décennie Reagan, les premiers snuff-movies tels que les célèbres Face à la mort ont laissé la place à un versant plus sombre encore, plus voyeuriste, celui des exécutions et des tortures réalisées spécialement pour la vidéo, une forme de pornographie extrême dont l’existence, si elle n’est pas complètement avérée, semble pourtant probable.
Même s’ils ne sont pas largement diffusés, la légende de ces programmes extrêmes est aujourd’hui vivace – et le succès fulgurant des semi-réalistes Hostel et Saw vient en partie de cette légende. Cannibal Holocaust (1980), film d’horreur ultra gore, est pourvu d’une légende qui tient plus encore à ce qu’il a fait croire à son caractère réaliste (le film aurait été le reportage perdu de reporters dévorés par des cannibales) qu’à ses débordements gores. Le réalisateur Ruggero Deodato fait donc ici figure de précurseur, comme pourvoyeur d’atrocités pures et simples à l’intention d’un public friand d’extrêmes – une recette recyclée des années après par les arnaqueurs du Blair Witch Project.
Aucun torture porn n’a cependant repris cette recette, préférant bénéficier du bouche-à-oreille suscité par l’intensité des tortures mises en scène (Hostel), des effets de manche de son scénario (Saw), ou en capitalisant purement et simplement sur le scandale suscité par son traitement (peut-être la recette publicitaire la plus vieille de l’ère de l’information, remise récemment au goût du jour par le réalisateur de Martyrs). Tout ceci explique, ainsi, l’esthétique souvent sale et négligée des décors et du filmage dans le torture porn – la caution réaliste, le besoin de susciter le doute dans l’esprit de son spectateur quant à la véracité de ce qu’il voit.
Depuis le Phantom of the Opera de Rupert Julian, le cinéma fantastique a à cœur de rappeler que le monstre n’est peut-être pas aussi monstrueux, et l’humain peut-être pas aussi humain qu’il n’y parait. Le fantastique, c’est l’amour du doute. Le torture porn serait-il en train de construire une vision du monde où la perversité de notre prochain prime, où le monstre en nous atteint des sommets encore jamais explorés ?
La maladie de la morale
Malheureusement, la pauvreté du canevas du torture porn le montre bien : rien d’autre qu’une simple exploitation d’un concept choc et vendeur ne sous-tend ce sous-genre cinématographique. On peut être choqué de la bonne humeur, de l’ironie suprême et de l’humour noir dévastateur qui préside aux destinées d’Anton Phibes et d’Edward Lionheart ; on peut s’offusquer de ne jamais trouver de condamnation morale des actes de ces tueurs – ce n’est pas, cela n’a jamais été, et cela ne doit jamais être le propos du cinéma fantastique. Le Sam Raimi des Evil Dead et de Jusqu’en Enfer, le Peter Jackson de Fantômes contre fantômes, le Wes Craven des Griffes de la nuit l’ont bien compris, qui sont des héritiers de la tradition inoffensive et cathartique du train fantôme et du Grand Guignol.
Les Phibes et Théâtre de sang sont donc les héritiers d’une longue tradition de récit à l’humour noir mature, de celui qui offre de rire de la mort plutôt que de la craindre. Tandis que torture porn est l’avatar d’une époque qui, sous couvert de libéralisation à outrance, voit la résurgence toujours plus inquiétante de la morale conservatrice en politique, ce qui est grave mais des plus prévisibles, tout autant qu’en art, ce qui est proprement inacceptable. Ménageant la chèvre et le chou, le torture porn flatte le voyeurisme le plus bas, tout en véhiculant, sans qu’aucun film fasse exception, une morale castratrice plus brutale encore que celle de l’époque des Vendredi 13 (tu baises = tu meurs).
Les internautes les plus malins ont donc découvert le pot aux roses : Saw n’est qu’une resucée remise au goût du jour des recettes de train fantôme des Phibes ; le torture porn, rien de plus qu’un nouvel avatar de la tradition du Grand Guignol. Ce que le torture porn a de parfaitement singulier, c’est qu’il est l’expression profonde du rapprochement entre le siège du spectateur et de l’écran, de la métamorphose du premier en chaise de bureau, et du second en écran d’ordinateur diffusant YouTube et autres Dailymotion. Le spectateur devient un acteur du spectacle, un demandeur d’images directes – soit. On eût espéré que l’expression cinématographique de cette symbiose se soit faite avec un peu plus d’humour, de légèreté, d’élégance – un peu plus de maturité d’expression, en somme.