Rarement un film africain aura bénéficié d’une telle couverture médiatique. Bamako, le dernier long-métrage du réalisateur mauritanien Abderrahmane Sissako, en plus d’avoir été présenté en sélection officielle au dernier festival de Cannes, sera visible sur pas moins de quatre-vingt écrans français, soit l’équivalent de Dans Paris de Christophe Honoré. Ce premier succès, ô combien mérité, ne doit pas pour autant masquer les grandes difficultés que rencontre depuis des décennies le continent africain pour faire entendre sa voix dans les salles obscures. Outre le contexte de production qui s’avère particulièrement difficile et le déplorable réseau de salles dans la majeure partie des pays africains, c’est bien la visibilité de ce cinéma-là qui est en cause. L’Oscar attribué au film sud-africain Mon nom est Tsotsi en mars dernier n’est qu’une poudre aux yeux. Le film de Gavin Hood fut réalisé dans un contexte quasi hollywoodien et s’apparente – dans sa narration et son esthétique – aux films occidentaux, bien loin de ce que le continent, véritable vivier de talents, est aujourd’hui en mesure de nous offrir. Présenté en sélection officielle à Cannes, Bamako a marqué le retour d’Abderrahmane Sissako sur la Croisette : lourde responsabilité pour ce réalisateur de 45 ans, seul Noir-Africain présent lors de la manifestation, qui n’a pourtant pas eu les honneurs de la compétition officielle (alors qu’une Palme d’or aurait été amplement méritée) au bénéfice de réalisateurs et de films trop attendus pour surprendre.
Si Bamako semble autant tirer son épingle du jeu, c’est aussi parce qu’il bénéficie de soutiens non négligeables : Arte, pour la production française, et l’acteur américain Danny Glover – qui fait d’ailleurs une apparition dans un rôle de cow-boy – à la coproduction. Peu de cinéastes peuvent se targuer d’un tel soutien et d’une telle visibilité. Le choix du sujet, un procès fictif de la Banque Mondiale et du FMI, sait également susciter la curiosité des occidentaux, d’autant plus que la patte de Sissako n’est pas si éloigné des codes du cinéma occidental, ce qui lui vaut d’ailleurs de vives critiques sur son propre continent. Mais chaque nouveau projet africain doit-il avoir l’ampleur d’un procès fictif des organisations mondiales pour nous parvenir ?
La dernière édition du Fespaco (festival panafricain de cinéma de Ouagadougou, www.fespaco.bf), en mars 2005, rendait hommage à cinquante ans du cinéma africain. Cinquante ans, déjà, et que connaît-on de cette cinématographie passionnante, diversifiée dans ses genres et dans ses thèmes ? Qui, en France, et, plus grave, souvent en Afrique aussi, peut citer les noms d’Idrissa Ouédraogo, de Souleymane Cissé, de Check Oumar Sissoko, de Sembène Ousmane, de Djibril Diop Mambéty ?
Avec Afrique sur Seine, premier long-métrage réalisé par un Africain, le Sénégalais Paulin Soumanou Vieyra signe en 1955 l’acte de naissance du cinéma africain. Mais cette Afrique-là est « sur Seine », car les autorités coloniales de l’époque ont refusé au réalisateur l’autorisation de tourner sur son propre continent. Il faut attendre le début des années soixante pour découvrir, avec Borom Sarret (l’histoire d’un modeste transporteur, de marchandises et de clients, un « bonhomme charrette », dans un Dakar colonisé), les premières images de la terre africaine filmées par l’un de ses enfants, le Sénégalais Ousmane Sembène (auteur du récent Moolaadé).
Depuis ces deux premiers actes, l’eau a coulé sous les ponts de la Seine, du Niger et du Zambèze. Le continent noir a vu se développer un cinéma d’une grande vitalité ; né sous le signe du politique, il a continué, bien après les indépendances et jusqu’à aujourd’hui, à s’épanouir sous ce sceau. Tout en racontant aussi des histoires universelles, susceptibles de toucher un public international.
Il s’agit donc de cinématographies riches, nouvelles, souvent recherchées, mais si peu visibles. Car il n’y a pas qu’en Occident qu’on peut déplorer cette quasi-absence ; sur le continent africain lui-même, rares sont les salles qui programment des films « maison ». Il est plus facile, moins risqué et surtout plus rentable de proposer des films de kung-fu ou de grosses productions américaines. Les spectateurs africains sont sans doute bien plus nombreux à avoir vu Titanic que le précédent – et très beau – film de Sissako, Heremakono.
Outre un manque de moyens évident – et même si l’Afrique du Sud semble faire exception – la production sur le continent noir est quasi inexistante. Quand bien même un réalisateur parviendrait à s’emparer d’une caméra et à tourner, il faudrait qu’il soit suivi financièrement ; en Afrique, pas de structure étatique comme le CNC, pas ou peu d’aides des États, et encore moins de producteurs indépendants. Les réalisateurs doivent souvent s’adosser à des producteurs étrangers, quitte à devoir se plier à leurs exigences scénaristiques. Pour garantir leur indépendance, certains, comme le réalisateur burkinabè Pierre Yaméogo (auteur, l’année passée, du remarqué Delwende), réinvestissent chaque centime gagné dans une nouvelle production, pour ne pas être dépendant de l’aide extérieure.
L’avènement du numérique modifie un peu la donne : le matériel devient plus accessible, les cassettes se vendent au marché, de plus en plus de cinéastes parviennent à tourner, jusqu’au vertige parfois, comme au Nigéria, géant de la production, mais où les films sortent directement en cassette, rarement en salles. Les circuits de distribution (comme ceux de la production), sont sinistrés : Idrissa Ouédraogo, maître du cinéma burkinabè (prix spécial du jury au festival de Cannes 1990 avec Tilaï), tente de remettre sur pied les salles de Ouagadougou, la capitale, sans grand succès.
Alors, quelle est la recette miracle ? Tourner, toujours tourner, en Afrique, et tenter tant bien que mal de montrer ses films, même sur des circuits « parallèles ». La clé du succès vient aussi des sujets traités ; le public africain est plus que jamais demandeur d’images de son continent, qui relate son histoire, son passé mais aussi son actualité. Le Sénégalais Moussa Touré, salué, au Fespaco 2005, pour son portrait désopilant d’un polygame aux vingt-cinq épouses (5×5), souligne fort justement que l’Afrique est documentaire. Il n’est qu’à en juger par la sélection étonnante et florissante des films documentaires au dernier Fespaco.
À l’instar de la parole de Bamako, il est urgent d’écouter les voix de l’Afrique, de redonner aux spectateurs africains – et européens – des images qui parlent d’eux-mêmes. Pour qu’on ne parle plus d’une globalité du « cinéma africain », comme on dit l’Afrique quand il y a des Afriques, mais simplement de cinéma, riche et diversifié.