Frédéric Jaeger, fondateur du site critic.de, nous a accordé un peu de son temps en amont de la prochaine édition du Festival de Berlin. L’occasion pour Critikat d’aborder avec lui des sujets transversaux, notamment sur la place de la critique en Allemagne et l’état actuel de la production cinématographique outre-Rhin, sur lesquels il porte un regard lucide et sans concessions.
Peux-tu nous parler un peu de ton parcours ? Pourquoi avoir choisi d’exercer en tant que critique de cinéma ?
Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours écrit des critiques de films, donc difficile de dire par où cela a commencé. Lorsque j’étais adolescent, j’ai travaillé à la rubrique cinéma d’une chaine de télévision régionale du sud de l’Allemagne, et je faisais des critiques pour eux. Ensuite j’ai créé un magazine en ligne rédigé en anglais sur lequel j’ai fait mes armes pendant un an et demi. Puis, en 2004, alors que je faisais des études de cinéma et de philosophie à Berlin, j’ai lancé mon site critic.de avec un groupe d’étudiants en cinéma. Depuis le site a évolué, l’équipe est maintenant composée de personnes qui ne sont plus étudiants, et pas nécessairement présents à Berlin d’ailleurs. Après, je pense que la problématique est la même pour tous ceux qui se lancent dans ce genre d’entreprise, l’idée à la base est d’avoir sa propre plateforme afin de pouvoir diffuser ses articles, mais c’était aussi pour nous l’opportunité de combler un déficit en matière d’écriture critique en Allemagne, avec un espace et une liberté qui ne soit pas dictés par l’économie de la publicité ou la volonté de réaliser le plus grand nombre de « clics » possibles. Écrire sur les films de manière ouverte, se démarquer des blogs qui en général ne traitent que de ce qui est proche de leurs goûts cinématographiques, et choisir de couvrir tous types d’œuvres, que ce soit les grosses sorties américaines ou le petit film sud-américain. La critique papier en Allemagne a tendance, par contrainte d’espace éditorial, à plutôt parler des films sur lesquels elle a un avis positif. De notre côté, nous n’avons aucun problème à parler d’un film, que ce soit celui d’un jeune réalisateur ou même un film allemand, en mettant en avant ses failles. C’est malheureusement une chose assez rare en Allemagne, mais qui nous donne en contrepartie une certaine légitimité. C’est sûr que cela ne nous rapporte pas que des amitiés, loin de là, beaucoup de distributeurs et de réalisateurs se plaignent en postant des commentaires sur notre site, pour dénoncer la manière dont on traite leurs films. Mais c’est aussi ce qui fait le sel de l’aventure que représente internet, la possibilité de pouvoir être coûte que coûte fidèle à ses idéaux, et faire fi de la pression.
Comment réussir à vivre de cette activité ? Existe-t-il un modèle économique pour l’exercice de cette profession en Allemagne en dehors des principaux organes de presse ?
Non, personnellement, je ne vis pas de la critique. Notre site s’autofinance grâce à la publicité qui nous permet de couvrir les coûts de gestion, et par le bénévolat des rédacteurs. Certains des rédacteurs les plus actifs reçoivent cependant une rémunération substantielle, qui malheureusement ne leur permet pas de vivre et reste en deçà de l’investissement que représente une telle activité. Pour ma part, je travaille pour des festivals au niveau des évènements « jeunesse », que ce soit à Berlin, à Cannes ou pour d’autres manifestations. J’organise également des ateliers critique, des rencontres, je travaille en tant que producteur sur des « web-documentaires », de la conception à la finalisation du projet (et notamment de la vente à un diffuseur). Je suis aussi membre du syndicat de la critique en Allemagne, donc finalement je subsiste en me consacrant à tout un tas d’activités, et en profitant d’un coût de la vie peu onéreux à Berlin.
Est-il possible de distinguer certains courants ou « écoles » critique à l’heure actuelle en Allemagne ?
C’est difficile à dire. La critique qui est pratiquée par les grands organes de presse et qui par définition est la plus lue, se trouve dans les quotidiens nationaux. Il y a très peu de magazines sur le cinéma en Allemagne, et la critique n’est pas leur point fort. Si on les lit c’est plus pour d’autres aspects, ils réalisent des dossiers, mais la critique en elle-même n’existe véritablement que dans les journaux ou sur internet. Dans les grands journaux, il y a encore une tradition majoritaire qui est celle de la critique sociale, c’est-à-dire qu’elle considère les films strictement du point de vue d’un produit représentatif de l’évolution de la société, et qu’elle tente de la comprendre par le biais de ce que raconte telle ou telle œuvre. Un des penchants de cette tradition, c’est la critique idéologique, qui tente de déterminer si un film est issu d’une doctrine conservatrice, progressiste, machiste, etc. En revanche, sur internet, il existe tout un groupe de cinéphiles qui se répartissent sur différentes plateformes, et qui s’intéressent surtout aux questions esthétiques. Ce courant se développe via des blogs, également par le biais de critic.de ou des sites de certains confrères. Je ne dis pas que cette tendance n’existait pas auparavant dans les journaux, mais aujourd’hui elle est majoritairement représentée sur internet.
Existe-t-il de véritables liens, des échanges entre le monde de la critique et les cinéastes en Allemagne ?
Il existe des liens entre ce que l’on appelle l’école berlinoise, cette nouvelle « Nouvelle Vague allemande », et une certaine presse de gauche. Quelques groupes de critiques se retrouvent en partie dans les films initiés par cette école. Mais le problème qui se pose, c’est que ce ne sont pas véritablement des groupes, ce sont plutôt des réseaux en constante mutation et qu’il existe à l’intérieur même de ces réseaux des inimitiés assez fortes. Il n’y a finalement pas de réelles accointances entre les personnes, c’est plutôt un système dans lequel telle revue mettra forcément en avant un film de cette école, pour en faire un évènement qui servira plus le journal qu’un dialogue entre les deux parties. La dérive de cette pratique est préjudiciable, car elle mobilise l’intérêt pour le film autour d’une minorité, et même si ce sont parfois de grandes œuvres, elles ne réussissent pas à trouver leur public. Ce qui fait que même si vous avez droit à la une d’un journal, vous n’avez aucune garantie que le film soit vu par un nombre raisonnable de personnes. Le problème se situe également au niveau du public. Par exemple, pour sortir du modèle d’un film strictement allemand, le distributeur d’Il était une fois en Anatolie m’expliquait la semaine dernière que sur une combinaison de seize salles, le film n’avait fait que 916 entrées, ce qui est très peu. Je veux dire par là que la cinéphilie est assez peu développée en Allemagne. Malgré les différentes manifestations autour de la sortie des films, malgré l’engagement de certaines personnes, il est véritablement difficile de mobiliser le public autour du cinéma d’auteur, si ce n’est dans le cadre d’un festival.
Pour autant, existe-t-il des ciné-clubs ? Aussi réduite soit-elle, comment se transmet la cinéphilie en Allemagne ?
Non, les ciné-clubs n’existent pas vraiment, même si certaines salles de cinéma proposent une programmation assez recherchée. Les financements publics, bien qu’ils soient moins importants qu’en France, permettent à ces salles de définir une programmation exigeante, sur des films qui n’ont pas de budget marketing, voire même pas de distributeurs en Allemagne. Mais le problème est double : étant donné que l’Allemagne reste un marché important au niveau du volume de public, les distributeurs internationaux, qui revendent les droits de diffusion de ces films fragiles à des distributeurs nationaux, ont beaucoup de mal à comprendre pourquoi ceux-ci ne sont pas achetés très chers, car ils pensent toujours pouvoir tirer des bénéfices sur notre territoire, alors que ce n’est pas le cas. Ce qui explique pourquoi même des films sélectionnés en compétition à Cannes mettent parfois un ou deux ans à sortir en Allemagne, faute de pouvoir rapporter suffisamment d’argent en salles. Il est très difficile de coller à l’actualité ou même de replacer le film dans son contexte lorsqu’il sort avec un tel décalage temporel, et donc, de réussir à mobiliser le public autour de sa sortie. Il faut savoir que pour ce type de film, le principe même d’une sortie en salles pose question. Pour reprendre l’exemple d’Il était une fois en Anatolie, lorsque le film est diffusé dans un festival en Allemagne, la séance est quasiment pleine aux deux projections alors que la salle contient 400 places. L’engouement pour ce genre de films doit revêtir un caractère ponctuel et évènementiel afin de susciter l’intérêt.
En ce qui concerne les films allemands, comment se déroule l’exploitation en salles ? Existe-t-il un engouement particulier pour le cinéma national avec, par la suite, des possibilités d’exportation ?
Les films allemands qui font des recettes sont généralement des comédies un peu bêtes ou romantiques, par exemple celles de Til Schweiger, qui sont très prisées. Ceux qui s’exportent bien sont les films historiques. Et puis il y a certains réalisateurs, qui font des coproductions avec l’étranger, et qui bénéficient d’une aura particulière. Wim Wenders, par exemple, est revenu faire des films en Allemagne, tout en sachant qu’il y a de bonnes chances pour qu’ils soient vus à l’étranger. Werner Herzog aussi qui, même si ses films ne sont pas réalisés sur notre territoire, reste tout de même un réalisateur allemand ! En dehors de ces deux cas particuliers, il faut dire que les films allemands qui s’exportent sont rarement les plus intéressants, c’est d’ailleurs un peu la même chose du côté français. Les films français qui sortent en Allemagne sont généralement ceux qui n’incitent pas à la réflexion…
Au passage, j’ai pu constater récemment sur internet qu’Intouchables avait dépassé le million d’entrées en Allemagne…
Oui, je pense que c’est un peu inquiétant. Je n’ai rien contre ce film, qui par ailleurs peut être bien meilleur que la production moyenne actuelle, mais je constate simplement qu’il réalise un million d’entrées pendant que Nuri Bilge Ceylan peine à rassembler quelques centaines de personnes. C’est assez dérangeant, mais la comparaison est inégale en tous points : d’un côté vous avez un chef d’œuvre, et de l’autre un film de divertissement…Sur les rares bons films allemands qui sortent en France, il faut tout de même noter qu’ils profitent de leur passage pour regagner de la notoriété en Allemagne, car un succès à l’étranger reste toujours un bon moyen d’obtenir une certaine légitimité. Par exemple, les films allemands sélectionnés à Cannes vont gagner une certaine estime en occupant un peu l’espace médiatique, même s’ils ne vont pas pour autant obtenir un succès en salles.
On parle donc bien d’une scission entre cinéma d’auteur et commercial…
Mis à part les auteurs célèbres dont on parlait tout à l’heure, il n’y a pas en Allemagne de public pour ce type de cinéma, à la différence de la France où le réseau « arts et essai » est bien plus développé.
En dehors du festival de Berlin et de quelques salles, existe-t-il d’autres relais en Allemagne pour ce type de cinéma ?
Ces dix dernières années, beaucoup de festivals de cinéma sont apparus en Allemagne, quasiment chaque ville a maintenant sa manifestation attitrée, que ce soit dans une petite bourgade ou une importante métropole, ce qui remporte un certain succès. Je dois dire qu’il existe tout de même de bonnes salles en dehors de Berlin, par exemple à Hambourg ou Munich, mais cela reste assez sporadique. À Berlin, nous avons un bon nombre de festivals de films du monde, que ce soit sur le cinéma asiatique, turc ou polonais, voire même sur le cinéma pornographique, qui se relaient durant toute l’année. Toutes ces manifestations sont un substitut au déficit que nous avons en termes de salles « arts et essai ».
Au niveau de la production allemande, quelle est le nombre moyen de films qui sortent par an ? Quel est le modèle de production du cinéma allemand aujourd’hui ?
Une centaine de films de fiction sont produits chaque année, financés généralement en coproduction avec la télévision. Des fonds publics sont disponibles au niveau fédéral, répartis dans chaque « länder » avec différents comités de subventions. Ce n’est pas si différent de la situation française, il existe des subventions automatiques, distribuées dès qu’un film dépasse un certain seuil d’entrées dans les salles, ce qui permet de financer le long-métrage suivant. Beaucoup de films allemands sortent en salles car le distributeur doit s’engager à les montrer en amont de la production afin de toucher certaines subventions, même si c’est pour en faire seulement quinze copies.
Sur le terrain de l’exploitation en salles, le cinéma allemand arrive-t-il à s’accaparer une part du marché face au reste de la production mondiale ?
Cela varie beaucoup. Généralement, c’est surtout une ou deux grosses productions allemandes type « comédie romantique » qui réalisent une bonne part des entrées en salles. Un fait notoire en ce qui concerne cette année, c’est que les productions allemandes à succès étaient en grande partie financées par des studios américains. Par exemple, What a Man, réalisé par Matthias Schweighöfer, était produit par une branche allemande de la Fox. Donc, avec des subventions, des acteurs et un réalisateur allemands, mais fabriqué avec une patte hollywoodienne.
Quel regard le public allemand porte-t-il sur le cinéma français ?
Je ne sais pas si c’est très intéressant de dire que Gérard Depardieu ou Audrey Tautou obtiennent d’importants succès en Allemagne, mais il est vrai que le cinéma français n’est ici plus perçu comme un cinéma d’auteur, car il n’est tout simplement plus présent dans les salles. C’est devenu une sorte de caricature : les adjectifs qui se rattachent aujourd’hui au cinéma français sont ceux de « bon vivant », « romantique », « positif », ce n’est plus le caractère innovant qui est prépondérant dans l’esprit du public. Même si une frange infime associe encore le cinéma français avec des auteurs tel que Godard, de toutes façons Film Socialisme sort sur une copie en Allemagne et ne risque pas, à ce titre, de faire évoluer les mentalités.