Tout en étant de retour en Anatolie (Kasaba, Nuages de mai, le début de Uzak…), avec son septième long-métrage, Nuri Bilge Ceylan élargit le spectre de ses préoccupations pour dépeindre des personnages réunis par des relations autres que familiales ou intimes. On peut y voir une tentative de gagner en portée, mais une hésitation émerge face à Il était une fois en Anatolie : pièce maîtresse méditative ou exercice de style un peu creux ? Il reste que le cinéaste turc est doté d’une capacité de redéploiement de film en film, ce qui rend son œuvre étonnante, toujours intrigante.
Fidèle, toujours, à l’héritage d’une certaine modernité cinématographique (celle d’Antonioni en tête), Ceylan fait débuter son récit après le drame, en l’occurrence un meurtre, dont les circonstances se laissent deviner petit à petit. Pendant une bonne partie du film, nous accompagnons une sorte de caravane errante dans la steppe anatolienne. Le convoi est composite : des policiers et militaires, un procureur, un médecin, un meurtrier présumé et son complice. Tout ce petit monde se trouve à la recherche du cadavre dans une campagne obscurcie par la nuit. Plutôt que de faire de cette quête le nœud dramatique du film, Ceylan s’attarde sur ses à-côtés – les conversations, des plus profondes aux plus prosaïques, les temps morts, les trajets d’un lieu à un autre – créant ainsi l’impression d’un « temps réel » qu’il s’agirait d’épouser : la réunion des troupes pour les multiples départs et la difficile mise en mouvement de cette équipée donnent au temps une épaisseur matérielle. Ainsi les corps sont-ils trimballé entre situations statiques – véritables moments suspendus où les silhouettes se figent parfois de façon à la fois comique et inquiétante – et déplacements semblant susciter une parole digressive. Le fil récurrent de la conversation entre le procureur et le médecin tourne à la méditation et n’est pas sans faire songer à la dispute entre le physicien et le poète dans Stalker d’Andreï Tarkovski, l’un et l’autre cherchant dans sa discipline une vérité aussi là qu’insaisissable. Dans les deux cas, chacun se trouve placé face à la faillibilité humaine et à une condition absurde, et ici, pas la moindre trace d’un stalker, celui qui sait et accompagne le cheminement vers une vérité intime.
Ceylan s’inscrit ainsi clairement dans une esthétique de l’opacité, où les différents régimes d’être s’entremêlent et se parasitent : l’errance des personnages à travers la nuit vaut aussi pour le spectateur, qui, entre le vrai et le faux, le signifiant et l’insignifiant, est forcé de trouver un chemin, sans savoir à quoi tout cela est censé aboutir. Il était une fois en Anatolie prend la forme d’une dérive, le film bégaie, l’objet de la quête se dilue, ceci pour mieux aboutir au dessein du cinéaste : la dissection de l’âme humaine – pour laquelle sa passion est avérée, il cite Dostoïevski à l’envi comme source d’inspiration. Car s’il est un point d’arrivée dans ce langoureux cheminement, c’est bien celui de l’autopsie du corps, finalement retrouvé ligoté au petit matin. Seulement perçue par le son – précis et très évocateur –, la dissection agit comme un miroir, l’aboutissement d’un film dont l’objet est bien de révéler une intériorité impénétrable.
Par sa réserve quant à la façon dont les événements dépeints doivent être interprétés, Il était une fois en Anatolie invite le spectateur à un dialogue lui aussi « intérieur », nourri par une qualité visuelle capable de toucher au plus profond. Chaque plan est d’une telle intensité que l’on peut aisément passer les 2h37 de sa durée à se laisser porter par sa puissance évocatrice propre. La mise en scène, tout en faisant preuve de virtuosité, reste la plupart du temps marquée d’une sobriété magnifiant le visible, avec, comme toujours chez ce cinéaste, une matière sonore riche et atmosphérique. Cette dernière constitue une véritable narration dans la narration, permettant ici de renforcer la dramatisation du rapport à l’espace. La précision des cadres, la maîtrise de la photographie et la disposition des corps dans l’espace trouvent ici un point d’équilibre remarquable. À une reprise, on peut considérer que le cinéaste se laisse aller au coup d’éclat, lorsqu’une stupéfiante beauté villageoise apparaît éclairée à la bougie. Une telle scène, qui s’inscrit de surcroît dans un discours quelque peu machiste selon lequel une belle femme est forcément porteuse d’une sorte de signification mystérieuse, a de quoi agacer.
Pour le reste, le cinéaste évite le maniérisme un peu écrasant dont Les Trois Singes faisait preuve, dans lequel une forme d’impasse artistique n’était pas sans pointer, en dépit des qualités intrinsèques. Nuri Bilge Ceylan fait une nouvelle fois montre de son talent de caméléon, réinventant son geste cinématographique de film en film. Le titre de ce dernier invite notamment à regarder du côté du western, en particulier en direction de l’art de la suspension dilatée d’un Sergio Leone, celui qui a « déplacé » le genre de sa terre d’origine vers l’Europe, comme (on peut au moins en faire l’hypothèse) le malicieux Ceylan le fait ici en le projetant au cœur de l’Asie Mineure. Si elle ne prend pas place dans un saloon enfumé, l’atmosphère de la scène d’ouverture – bercée par les vapeurs d’alcool – n’est pas sans faire songer à celle d’une bourgade isolée et bercée par les vents mauvais de l’Ouest sauvage.
Il était une fois en Anatolie est de ces films qui donnent l’impression que l’on se doit de les revoir pour en saisir toutes les profondeurs. Mais n’est-ce pas une illusion? Il semble finalement qu’il élève le constat de l’opacité du monde au rang de fin en soi. Or, c’est là une notion qui, si on la coupe de ses implications diverses, a vite fait de perdre toute qualité nutritive. En se cantonnant à un point de vue extérieur à l’action, le film se coupe d’une prise possible avec le sens qui irrigue les actes des personnages. C’est pourtant ce sens-là, qui en se heurtant à l’absence de tout schéma englobant valable, aurait pu donner plus de vigueur à la vision du cinéaste. Plutôt que nous faire éprouver l’impénétrabilité du monde, Il était une fois en Anatolie se contente finalement d’en dresser le constat en une démonstration assez inerte. Si le sens se fait jour au terme du périple, il aboutit – sous un jour pessimiste – à l’idée de conscience et de responsabilité, que la vérité ne cesse de se dérober, ce qui est assez finalement assez mince. Pour autant, malgré ces réserves, le périple mérite bien d’être vécu. Notamment parce qu’il s’agit aussi d’une œuvre joueuse qui ne croule pas sous un accablant sérieux auteuriste, sachant faire entrer une certaine bouffonnerie et les aspérités, petites et grandes, de l’existence. On se prend à espérer que c’est ce sillon que Ceylan continuera à creuser pour faire fructifier la suite de son œuvre.