Qui était Jean-Luc Godard ? Un cinéaste suisse et français ; un des piliers des fameux Cahiers jaunes ; la figure peut-être la plus emblématique du cinéma moderne européen ; un amuseur distillant, en conférence de presse ou sur les plateaux télévisés, bons mots et aphorismes sibyllins ; enfin, un homme qui « pensait avec ses mains », pour reprendre l’idée récurrente au cœur de son ultime film, Le Livre d’image, point final d’une filmographie dantesque et cisaillée en plusieurs périodes – la Nouvelle Vague, les années Dziga Vertov, la découverte de la vidéo, le retour à la fiction dans les années 1980, la période Histoire(s) du cinéma et les expérimentations éclatantes des années 2010 où, à 80 ans passés, il continuait d’explorer les possibles du cinéma, entre 3D bricolée (Adieu au langage, Les Trois désastres) et jeux de distorsions sonores (Le Livre d’image). Si résumer Jean-Luc Godard est une tâche ardue, c’est d’abord parce qu’il existe au fond plusieurs JLG. D’où la pluralité des réactions – parfois tranchées et assassines, à rebours de l’unanimité molle accueillant d’ordinaire les hommages réservés aux « grands artistes » – qui ont accompagné l’annonce de son décès, à 91 ans, par suicide assisté. D’aucuns préféreront ses films « accessibles » et plus ouvertement printaniers des années 1960, quand d’autres loueront davantage la radicalité des films tardifs et son approche du montage, son « beau souci », abondant de syncopes et de contorsions, de déflagrations et d’épiphanies.
Mais il faut néanmoins éclaircir un malentendu. Le cinéma de Godard a beau ressembler pour un non-initié à une montagne écrasante et abrupte à escalader, il existe pourtant une multitude de sentiers pour arpenter son œuvre et la faire sienne. Le maelström qu’organisent ses films, qui mêle histoire de la peinture, histoire des idées, histoire du cinéma et l’Histoire, la grande, et articule entre eux bouts de films, bouts de musiques et bouts de fictions, peut désarçonner un spectateur qui pourrait croire, enseveli sous une avalanche de signes et de fragments, qu’il y a là un sens suprême à décrypter, une trame intellectuelle à recomposer, sous peine, honteux et penaud, d’avoir le sentiment d’être passé à côté. Ce réflexe a la vie dure, et il faut reconnaître que la profusion de références dans laquelle baigne le cinéma de Godard (bien que d’un film à l’autre se répètent au fond les mêmes citations, toiles et figures tutélaires, dans un petit musée imaginaire à la Malraux) peut être intimidante pour quelqu’un pénétrant pour la première fois ses dédales. C’est toutefois l’inverse qui se joue, une fois que l’on commence à trouver ses repères : la manière dont Godard ne cesse de malaxer la forme et de faire dérailler ses films n’est pas toujours le vecteur d’un inconfort. On s’amuse beaucoup devant les films de Godard (du moins devant la plupart), qui reposent avant tout sur un désir ludique pour les bifurcations et les télescopages, les collages et les surimpressions. Le cinéaste à l’éternel cigare a prolongé à sa manière, mais aussi pris au pied de la lettre avec une malice enfantine, la notion eisensteinienne de « montage d’attractions » pour en tirer un principe résolument joueur et facétieux, reposant sur l’entrelacs de pièces exogènes dont l’association ne peut être ramenée à un seul horizon discursif. C’est encore lui qui le résume le mieux, au détour d’un dialogue de Passion : « pourquoi comprendre, quand on peut prendre ? » De Godard, il y a justement beaucoup à voir, à revoir, à laisser de côté, aussi – sa filmographie est si prolifique qu’elle autorise, encore une fois, à piocher selon ses envies. Pour être fidèle à ce qui animait le cinéaste, préférons donc à l’obséquiosité et à la religiosité (« Je vous salue, JLG ») un horizon plus ouvert et démocratique : prendre Godard.