La rencontre entre le cinéma de Frederick Wiseman et le monde de la gastronomie s’apparentait de loin à un mariage évident, tant les raccords incisifs du documentariste semblent taillés sur mesure pour exploiter le potentiel cinégénique d’une préparation culinaire. Dans Menus-plaisirs Les Troisgros, où le cinéaste revient à son dispositif documentaire habituel après un aparté semi-fictionnel (le raté Un couple), les scènes de cuisine sont, sans surprise, les plus accomplies. Le film alterne entre le détail de la confection des repas et la gestion générale de l’institution Les Troisgros, pour enregistrer tout à la fois une collection de gestes et d’interactions typiques de la haute gastronomie (les lames tranchant délicatement les aliments, les pincées d’épices déposées sur les plats…) et dépeindre le fonctionnement de ce corps collectif qu’est le grand restaurant. De la vélocité des raccords à l’agencement minutieux des séquences (qui évoque au début l’éveil d’une usine, avec l’achat et le transport des matières premières, puis le travail à la chaîne jusqu’au service), l’ingénierie gastronomique est mise en lumière par le montage toujours aussi virtuose du cinéaste, qui trouve dans les principes de la gastronomie une sorte de reflet de son propre style documentaire : chez Wiseman comme chez les Troisgros, montage et dressage relèvent communément d’une transformation à la fois rigoureuse et intuitive de la matière.
Menus-plaisirs retrace dans un premier temps une matinée puis un déjeuner dans le restaurant triplement étoilé du Bois sans Feuilles, le site le plus prestigieux de la maison Troisgros. Entre plusieurs incises consacrées aux fournisseurs de la maison, Wiseman traverse ensuite la Colline du Colombier, autre restaurant Troisgros, avant de revenir au Bois sans Feuilles dans l’ultime tiers du film, consacré cette fois à un dîner à la tombée de la nuit. Quatre heures durant, le documentariste filme les préparatifs, les discussions concernant les menus (les « pleurotes » doivent-elles être marinées au « shiso » ?), les briefings du personnel de service, les prises de commandes à table et enfin les échanges entre les clients et les chefs cuisiniers, qui vantent les mérites de leur entreprise familiale. C’est à cet endroit que le film tombe (assez vite) sur un os : reconduits trois fois (soit à la fin de chaque repas), ces échanges relèvent d’une opération de communication aux accents ouvertement publicitaires. Cette propension à filmer un discours valorisant une institution n’est certes pas tout à fait nouvelle au sein du cinéma de Wiseman (on se souvient des discours du maire de Boston dans City Hall) mais elle prend dans Menus-plaisirs une place telle qu’elle finit par contaminer le regard qu’il pose sur les restaurants Troisgros. Le cinéaste adopte quelque part le point de vue d’un client conquis (l’idée du film lui est venue après avoir déjeuné au Bois sans Feuilles) et ne s’attarde en réalité pas sur ce qui tache : la plonge, le nettoyage des salles, la gestion des surplus à la suite des repas, etc. Paradoxalement, alors même que Wiseman ne s’est peut-être jamais autant concentré qu’ici sur la transformation de la matière, les restes et les déchets inhérents à la consommation alimentaire sont, dans la même perspective, maintenus hors champ.
La grande bouffe
Le montage de Menus-plaisirs souffre en réalité d’une absence : les meilleurs Wiseman reposent sur un mouvement dialectique consistant à juxtaposer des séquences qui montrent successivement la face visible, puis celle immergée d’un même espace – le tout en intégrant dans la trame des films des scènes où la machine institutionnelle révèle ses limites. C’était respectivement le cas des cours de l’université d’At Berkeley, entrecoupés par des scènes muettes consacrées à l’entretien du campus, ou encore de ce débat houleux et conflictuel sur l’ouverture d’un dispensaire de marijuana, contrariant l’idéal démocratique dépeint dans City Hall. Un film magnifique tel que Welfare était tout entier animé par cette logique, en figurant à la fois la prise en charge quotidienne des demandeurs d’aides sociales et l’impuissance des services. En dépit de quelques belles intuitions analogues, telle que la bipartition du Bois sans Feuilles en montage alterné (d’un côté la cuisine, espace de fabrication, de l’autre la salle à manger, lieu de consommation), le documentariste signe ici un film bizarrement myope : son regard est acéré lorsqu’il se concentre sur les plats savamment composés, mais se fait plus flou lorsqu’il s’agit de montrer les rouages de l’institution. Il en va ainsi des questions d’argent, trop rapidement balayées au détour de quelques scènes, dont l’une où le chef paraît s’étonner des prix exorbitants des vins les plus prisés de la région. C’est que, contrairement à la plupart des lieux auxquels Wiseman a consacré un film par le passé, la maison Les Troisgros est une entreprise privée : les personnages ne sont pas des agents du service public ou des bénéficiaires, mais des employés et des clients, dont certains, « VIP », qu’il s’agit de « soigner » (c’est ainsi qu’il en est question lors des briefings du personnel).
Lors de la dégustation d’un déjeuner au Bois sans Feuilles, un client américain affirme à ses comparses fascinés par la sophistication du menu : « It’s so French. » Pareillement emporté par le frisson de l’exotisme culinaire, le cinéaste en oublie que le restaurant dont il explore (en partie) les artères est avant tout une institution bourgeoise (comptez plusieurs centaines d’euros pour un menu au Bois sans Feuilles). L’absence de déchet dans le film n’a alors d’égale que l’impensé aristocratique (ou touristique, c’est selon) du montage wisemanien : comment cette machine tourne-t-elle et, surtout, pour qui tourne-t-elle ? Menus-plaisirs ne donne jamais les réponses à ces questions, trop occupé à s’extasier devant le raffinement à l’œuvre dans la sélection des produits et la présentation des assiettes servies à une poignée d’heureux élus. Le trajet du film est d’ailleurs symptomatique, partant de la modestie d’un marché aux légumes le matin pour s’achever sur un dîner huppé durant lequel les clients comme les chefs ne cessent de célébrer leur propre capital matériel et culturel. Peut-être faut-il cependant insister : le problème du projet documentaire de Wiseman n’est pas en soi de filmer l’élégance de la grande gastronomie française, mais de maintenir hors champ ce qu’elle dissimule, en manquant de révéler son caractère éminemment dévorant et glouton (sans parler du reste : Menus-plaisirs montre un monde blanc et patriarcal, et édulcore les massacres d’animaux abattus pour satisfaire l’appétit des riches clients). C’est exemplairement le cas lors d’une scène d’œnologie, durant laquelle plusieurs personnes goûtent un grand cru avant que chacun ne recrache le liquide dans un seau prévu à cet effet. Si, dans les cuisines, le cinéaste a souvent recours au gros plan (les inserts sur les aliments et les ingrédients), il reste ici en plan moyen, sans jamais zoomer sur le crachoir qui se remplit petit à petit de salive.
« Tout part des sols », clame l’un des agriculteurs fournisseurs de la maison Troisgros. Wiseman, lui, se garde bien de filmer la manière dont le processus s’achève : avec le portefeuille. Lors du premier déjeuner patiemment déplié par le film, l’un des serveurs du Bois sans Feuilles demande à un couple venu déjeuner si l’un d’eux a des allergies alimentaires. Au mari de répondre alors, en miroir d’un film qui, par pudeur bourgeoise, ferme les yeux sur cette étape pourtant fondamentale : « à l’addition seulement ! » De fait, on ne verra jamais un seul client mettre la main à la poche.