Pour ce qui est des films récents présentés au Maghreb des films, Fissures est notre coup de cœur. Son jeune réalisateur, Hicham Ayouch, nous parle ici notamment de l’expérience un peu folle qu’a été le tournage et de son désir d’explorer les possibilités du cinéma dans tous les sens. Sélectionné en compétition cette année au Festival de Belfort, Fissures sortira en France début 2011.
Fissures est votre second long métrage de fiction, après Les Arêtes du cœur en 2007 et après des documentaires (Les Reines du roi, Poussières d’anges). Comment situez-vous Fissures par rapport à eux ? Y a t-il une continuité dans votre recherche, thématique, formelle, ou explorez-vous pour chaque film quelque chose de différent ?
Je fais les films comme je le sens. Ils sont assez différents les uns des autres généralement. J’ai l’impression que chaque film est une rupture parce que chaque fois j’essaie de faire des choses différentes. J’ai fait deux courts métrages, deux longs et deux documentaires. Aucun ne se ressemble. Il y a quand même chaque fois une unique volonté d’essayer de donner de l’émotion, d’aller le plus loin possible dans la recherche de l’émotion. Mais sur le plan formel, je n’ai pas de style précis.
Vous n’avez pas écrit de scénario, Fissures est né d’un désir brutal de tourner, qui s’est très vite concrétisé. Sur quelles bases est né ce film ?
On a fait le film à sept. Les trois acteurs principaux sont des amis à moi. Deux d’entre eux, Abdelsellem et Nourredine, ne sont pas des acteurs, et je me suis beaucoup inspiré de leur vie. Marcela est comédienne, c’est la seule qui ait un personnage un peu composé. Le film oscille entre le documentaire et la fiction. Les personnages sont très proches de ce que sont les acteurs dans la vie (je leur ai d’ailleurs laissé le même prénom). J’ai pu faire le film en fonction d’eux parce que je connaissais leur vie, leurs failles, leurs fissures.
Avez-vous à dessein mélangé des gens qui n’avaient pas la même expérience du tournage ?
Il n’y a pas eu de réflexion à ce niveau-là. J’ai appelé cinq-six personnes, je leur ai demandé si elles voulaient faire un film, et du jour au lendemain elles ont dit oui. J’ai appelé des gens qui me connaissaient en tant qu’être humain, qui connaissaient mon travail et qui me faisaient confiance. Des gens que je savais capables de se lancer dans une aventure un peu folle. On me demande parfois : pourquoi une Brésilienne (Marcela) ? Il se trouve que Marcela est une amie à moi, qu’elle était de passage à Paris et qu’elle a accepté de venir à Tanger faire le film. C’est aussi simple que ça en fait.
Comment s’est passé ce tournage ?
Il a duré 12 jours. On s’est d’abord retrouvés à cinq-six pendant deux jours dans mon appartement à Tanger, où a été tourné le film. Moi, en faisant la route de Casablanca (où j’habitais) à Tanger, j’avais eu cette idée d’un homme qui sort de prison, qui rencontre une femme et qui a une relation passionnelle avec elle. Ensuite chacun a donné ses idées. On avait une petite trame et chaque jour en nous levant le matin on inventait des séquences. On tournait beaucoup au fil de l’inspiration de chacun, de l’intuition de ce qui se passait à l’intérieur des personnages. Chaque jour, chaque acteur disait où en était son personnage.
Répétiez-vous les scènes avant les prises ?
On a parfois répété sans filmer, mais très peu. Souvent on faisait plusieurs prises et on gardait la meilleure. Il y a aussi beaucoup de scènes qu’on n’a pas répétées et dont on a gardé la première prise.
Quelle était votre part d’intervention quant à ce que faisaient les acteurs ?
Il y a des moments où je n’étais plus en contrôle. Quand on ne faisait qu’une seule prise, je leur donnais des indications avant de tourner, et après c’est eux qui partaient en improvisation. Il m’arrivait souvent de leur parler pendant qu’ils jouaient. C’est un étrange travail de direction d’acteurs. Il se passe aussi entre les prises, parce qu’on vivait tous ensemble, on dormait tous ensemble dans mon appartement. On a vraiment vécu une expérience collective. Dans certaines scènes, les acteurs partaient en vrille sur une inspiration, et comme on faisait beaucoup de plans séquence, je laissais tourner tant que je sentais qu’il y avait quelque chose. D’autres fois, j’essayais de les influencer en me mettant près d’eux, face à eux, contre eux, pour leur parler, leur suggérer des choses. C’était intéressant comme mode de travail. On a laissé une grande place à la liberté de jeu, de recherche. Pour moi c’était compliqué parce que je faisais le cadre et je devais en même temps suivre ce qui se passait. C’est pour ça que parfois le point n’est pas fait, la perche entre dans le champ…
Les déplacements des corps sont très importants dans le film. Les relations entre les personnages semblent davantage dépendre d’eux que des dialogues. Dictiez- vous ces déplacements aux comédiens ?
Il arrivait que pendant qu’on était en train de tourner je leur dise « fais ci, fais ça, casse-lui la gueule… » Mais c’est moi qui m’adaptais à leurs déplacements, c’est pas eux qui s’adaptaient à la caméra.
Les angles sont variés et parfois surprenants. Pensiez-vous en amont à la place de la caméra ou la décidiez-vous au moment de la prise ?
C’était au feeling.
J’imagine que le film s’est beaucoup écrit lors du montage…
Le tournage a été très court. En tout, avec les deux jours de réflexion, l’aventure a duré 14 jours. On avait beaucoup d’heures de rushes, une quarantaine. J’ai fait un gros travail de montage, de plusieurs mois. J’ai travaillé avec un premier monteur qui pendant deux mois a débroussaillé et réussi à monter une version d’1h40 environ. Après j’ai senti qu’il était à plat, lessivé. C’était compliqué car comme c’est quelqu’un qui est proche de ce que sont les personnages, il adorait toutes les scènes, il n’avait pas assez de recul. Là, un autre monteur est entré en scène et a travaillé davantage dans la subtilité. Il a réussi à amener le film à 1h15. C’est bien d’avoir un film qui n’est pas trop long, qui est compact, concentré. Je pense qu’avec un quart d’heure de plus ça devient très très chiant comme film. Je voulais créer un sentiment de spirale, l’impression que les personnages sont enfermés dans quelque chose, donc forcément il y a de nombreuses répétitions. Mais il faut faire attention, car comme il n’y a pas de grande évolution au niveau dramaturgique, ça peut rapidement devenir chiant. Je pense qu’on a réussi à trouver un équilibre au niveau de la durée.
Je pensais beaucoup à Cassavetes en regardant Fissures, surtout à Faces. Marcela m’a aussi fait penser à plusieurs personnages que Gena Rowlands a interprétés…
C’est un cinéaste que j’aime en effet, mais il ne compte pas plus que d’autres réalisateurs pour moi. Il y a des films de lui que j’ai aimés (Opening Night), d’autres moins (Faces). J’ai peut-être été influencé inconsciemment, en tout cas je ne lui ai jamais voué d’admiration particulière (je ne me suis pas renseigné sur sa vie, sur sa façon de travailler…). J’aime des films divers, de Zorba le Grec à Apocalypse Now, de ceux d’Elia Kazan à Leaving Las Vegas… Je n’ai pas de cinéma de référence. Je fais beaucoup les choses au feeling.
La ville de Tanger est presque un personnage à part entière dans Fissures…
Je pense qu’on n’aurait pas pu tourner le film dans une autre ville que Tanger. Pour moi c’est une ville magique, j’en suis tombé amoureux. Le film est aussi une manière de lui faire un poème en images, pour la remercier de toute l’inspiration et la beauté qu’elle m’a données. Cette ville m’a permis de rencontrer la vie, des gens extraordinaires comme Abdelsellem et Nourredine qui y habitent. Tanger est l’un des personnages du film, peut-être même le premier.
Où ont été tournés vos autres films ?
Les Arêtes du cœur, mon premier long métrage, a été tourné dans le sud du Maroc, dans un petit village de pêcheurs pas loin d’Agadir. Un autre a été tourné dans une cave à Casablanca, un autre entre Casa, Rabat et Dubai.
Votre prochain film sera t-il de nouveau tourné au Maroc ?
J’ai deux projets. Je compte en tourner un au Maroc et au Brésil peut-être, l’autre en France. J’ai envie de tourner en France, je ne l’ai jamais fait, à part pour des reportages télé un peu minables.
Vous vivez entre la France et le Maroc ?
Oui. Ces derniers temps j’ai davantage vécu au Maroc, et là je suis revenu vivre un peu en France. J’ai envie de voir ce qui se passe ici.
À la fin de Fissures, avant le générique, de nombreux cartons, signés par le « groupe des sept », défilent sur l’écran noir. Il est écrit que le film est un essai, un poème, que vous rejetez le cinéma entendu comme commerce, qu’il est pour vous une prise de risques, sincère et dérangeante, qu’il doit éveiller les consciences… Pourquoi cela ?
Ça, c’est des conneries. En vérité, le film faisait 74 minutes. Quand on l’a présenté au Maroc à une commission d’aide à la post-production, on nous a dit qu’il devait faire au moins 80 minutes, c’était le règlement. C’est pour ça que j’ai rallongé la durée du générique, en rajoutant ce petit texte. Vous voyez qu’il défile très lentement ! Ça n’est pas du tout un manifeste, seulement quelque chose pour gagner du temps. Même si c’est aussi une sorte de clin d’œil.
L’aide à la post-production a-t-elle été importante ?
On n’a pas eu beaucoup, avec le co-producteur qui est venu à la fin on a récupéré 30 000 euros, qui nous ont notamment servis pour le kinéscopage. Mais on n’a pas récupéré tout ce qu’on avait investi… c’est la vie !
D’autant que vous n’aviez pas pu demander l’avance sur recettes puisque vous n’aviez pas de scénario. Y a t-il une aide à la distribution au Maroc ?
Non, je ne crois pas.
Le film y est sorti. Comment a-t-il marché ?
Pas très bien, il n’est resté qu’une semaine à l’affiche. Il y a eu une erreur de distribution je pense. C’est le co-producteur qui a voulu s’en occuper et il a insisté pour qu’à Marrakech et à Casablanca le film sorte dans un Mégarama. Je n’étais pas d’accord, mais comme c’est lui qui payait et que je ne voulais pas d’un conflit qui aurait annulé la sortie… Le film est quand même resté un mois dans une petite salle à Tanger. Là je me bats pour qu’il ressorte dans d’autres salles. Il va ressortir avec une vraie distributrice, qui va le placer dans plusieurs petites salles, pour lui donner une seconde vie.
Sur combien de copies était-il sorti ?
Trois.
Quels ont été les retours de la presse ?
Les critiques ont été plutôt bonnes. À part les journaux conservateurs qui se sont moqués du film en disant que ça n’était pas du cinéma, que c’était un peu obscène. Le film n’a pas suscité de gros débats. Peut-être que ça marque une évolution, car il y a quelques années ça aurait déclenché davantage de polémiques. Maintenant aussi les conservateurs islamiques font attention à ne pas trop faire de polémiques parce qu’ils savent que le film marche mieux s’il y en a. Par exemple, les Trois Luxembourg programmaient hier Amours voilées, d’Aziz Salmy, qui a été l’objet de débats houleux au Maroc quand il est sorti, et qui a cartonné. Pour moi non, ils n’ont pas voulu me faire de pub. Ils se sont foutus de ma gueule mais il n’y a pas eu de brûlot. Ils ont écrit dans un article que je cherchais la calomnie avec eux et qu’ils ne voulaient pas me donner le plaisir d’y répondre… Ça me fait rire. Ça n’est pas très grave, de toute façon le film a été mal distribué, il est sorti le 2 juin, à l’époque des examens et juste avant la coupe du monde… Ce qui compte maintenant c’est qu’on parvienne à lui donner une seconde vie, qu’il y ait davantage de monde qui aille le voir.
Est-ce fréquent qu’un film sorte deux fois au Maroc ?
Oui, ça arrive. Au Maroc souvent on n’a pas suffisamment d’argent pour sortir le film sur beaucoup de copies. Du coup on sort en décalé, par exemple d’abord à Casablanca, ensuite à Agadir, à Tanger etc.
Vous avez toujours été produit. Pensez-vous un jour fonder votre maison de production pour qu’il soit plus facile de monter vos projets ?
Peut-être qu’un jour je le ferai… Mais si je le fais, ça serait juste pour avoir les autorisations, et pour mes propres projets. Je n’ai pas tellement envie de devoir faire tourner une structure, trouver de l’argent, ce qui implique de tourner de la pub, de l’institutionnel… Je préfère ne pas le faire pour l’instant.
Y a-t-il une forme de censure à l’avance sur recettes ?
S’il y en a une, moi je n’en sais rien. Officiellement, la seule censure qu’il y a est la commission de censure qui décide si le film doit être interdit aux moins de 12 ans, de 16 etc… Après, peut-être qu’il y a une censure officieuse au niveau des thématiques, mais ça je ne peux pas le garantir avec certitude. Fissures est interdit aux moins de 16 ans au Maroc, mais on ne m’a pas demandé de couper de scènes (certaines scènes de sexe sont pourtant filmées de manière assez crue, ndr). Donc moi je ne peux pas me plaindre de la censure.
Est-ce que vous sentez le besoin de continuer à tourner des documentaires pour garder une proximité au réel dans vos fictions ?
Non, je ne pense pas. Tout m’intéresse, tout ce qui peut se créer avec une caméra m’intéresse. Je n’ai pas de barrières. Demain je peux faire de la fiction, du documentaire, j’ai beaucoup fait de reportages télé aussi car j’ai une formation de journaliste. Je peux faire de la vidéo d’art, je viens d’ailleurs de le faire pour une biennale d’art contemporain. Je n’ai pas de réflexion sur ce sujet, utiliser le documentaire pour rester collé à la réalité. Mon prochain film n’aura peut-être rien à voir avec Fissures. J’essaie d’aller à droite, à gauche, en haut, en bas, de tester, en faisant, en me trompant, en recommençant. J’essaie de ne pas m’installer dans un savoir-faire, dans une technique. Forcément, plus on vieillit, plus on acquiert du savoir-faire, mais pour l’instant je suis encore dans une période de recherche, et j’espère y rester le plus longtemps possible.
Allez-vous beaucoup au cinéma ?
Oui bien sûr, mais j’essaie de m’intéresser à toutes les formes d’art à côté. Théâtre, peinture, sculpture, danse, littérature… J’essaie de suivre ce qui se passe. La seule chose à laquelle je ne sois pas trop réceptif est la musique actuelle. C’est très bizarre, je le regrette un peu, c’est dommage, mais je n’arrive pas à m’y intéresser. Il faudrait que je m’ouvre à ça, que j’aille écouter des concerts, surtout en ce moment où je suis à Paris.