Qu’est-ce qu’un film de banlieue ? Une empreinte sociologique dans les marges du cinéma français, ou un genre à part entière ? Au moment où sort Fièvres, le troisième long-métrage de Hicham Ayouch après notamment Fissures en 2009, la bande de filles de Céline Sciamma propose une déclinaison, ou une relecture (en l’occurrence grand public, bien plus lisse) du mythe cinématographique de la cité et du gosse de banlieue. Un mythe qui ne va pas sans ses héros, ici des exclus débrouillards, vivant à la force de leur caractère et de leurs tripes dans la jungle urbaine. Si Sciamma dénature ces codes par le cliché et l’artifice publicitaires, Ayouch, lui, en prend le contre-pied d’une autre façon : en les rendant plus personnels encore. Recentré sur le noyau d’une petite famille recomposée (grands-parents, fils, petit-fils) dans une cité qui tient plus du no man’s land du western (c’est un territoire à conquérir pour le nouvel arrivant) que de l’hostilité urbaine du thriller ou du film de gangsters, Fièvres n’est jamais là où on l’attend.
Petit enfant, tu grandiras en arbre
Chez Hicham Ayouch, la banlieue est avant tout un territoire à mettre en scène : un décor de cinéma. Les tours imposantes, les barres d’immeubles, filmées en plongée ou contre-plongée, semblent prendre corps et devenir les monstres ou les sorcières qui surveillent cet univers pourtant réaliste. Replié sur lui-même, coupé du monde (peu de figurants en extérieur), le décor devient à l’image un personnage presque fantastique, un microcosme disposant de ses propres lois. Dans cet espace figé (l’absurde symétrie de l’urbanisme de la banlieue) les décrochages fantastiques (lumières colorées sur une façade morne) ou poétiques (par l’intermédiaire du personnage de Claude, des graff de Benjamin, du temps parfois suspendu) sont monnaie courante, et surtout le moteur de la fiction.
Hicham Ayouch dessine avec application ses couleurs et ses cadres, ses plans d’ensemble sur les blocs d’immeubles ou sur les personnages (dont les visages trônent souvent au centre de gravité de l’écran) du petit cercle familial qui nous occupe ici. Au milieu de ces tours, des murs gris et hostiles, ou déjà recouverts de tags – premier moyen d’expression pour ses habitants, et surtout pour le talentueux protagoniste – l’élément perturbateur arrive en la personne de Benjamin, jeune ado dont la mère vient d’être incarcérée et qui a décidé de rejoindre son père – qu’il ne connaît pas, qui ignorait son existence et vit lui-même, en banlieue parisienne, chez ses parents, les magnifiques Zohra et Abdelkader. Attifé d’un sweat rouge, une bombe de peinture ou un marqueur de la même couleur toujours à la main, Benjamin déboule et sème la zizanie.
Il y a quelque chose, dès l’ouverture qui montre la nuque de Benjamin déambulant dans des couloirs impersonnels, du Made in Britain d’Alan Clarke – l’âge adulte et le fascisme en moins. Le nihilisme est le même – ici, celui d’un garçon exclu de tout, de sa famille même, électron absolument libre qui essaie de se greffer à un petit noyau parental, amené lui-même avec ses propres zones d’ombre (le frère de Karim). À l’image de ses acolytes cinématographiques Talia (Petits frères) ou encore Jean-Roger (De bruit et de fureur), Benjamin est un personnage frappant car libre, une tête brûlée qui ne ressemble à personne. Un personnage qui est le pur produit de son environnement, et qui toutefois parvient à être unique, à se donner ses propres lois. La découverte de Didier Michon, dont c’est le premier rôle et qui incarne Benjamin avec un naturel impressionnant, vaut pour beaucoup dans la qualité de Fièvres – il porte à lui seul, sur ses petites épaules d’enfant, l’énergie libertaire que les autres personnages vont essayer de canaliser, ou de relayer à leur tour.
Tes racines seront tes chaînes au cimetière
Face à la fièvre dont il est question dès le titre – c’est celle d’un gamin que rien n’arrête, mais aussi celle d’un père déboussolé, mi-violent mi-docile, et de ses propres parents qui se trouvent confrontés à ce qu’ils n’attendaient plus, un petit-fils blanc qui plus est… Hicham Ayouch propose le contrepoids de la poésie, à travers le graff ou le personnage de Claude (poète urbain qui vit dans sa caravane, sur un terrain vague, et se fait l’ami du jeune protagoniste), mais aussi les multiples décrochages de la trame naturaliste qui lancent le long-métrage dans une course folle vers la liberté. Ceci, jusqu’à des débordements peut-être trop déconnectés du sujet principal (à travers le personnage de Nounours notamment), mais qui sont anecdotiques en comparaison avec l’allure que gagne ainsi le film.
Bien que son empreinte sociologique évite à tout moment le piège de la démonstration, c’est subtilement et dans ses silences que l’audace d’Ayouch éclate. La bande-son ici n’est rien de ce qu’on attend (elle nous cloue peut-être le bec à l’image de son personnage, qui garde la prise jack de son casque dans sa poche, sans rien au bout du fil…), les acteurs n’ont pas d’accent, les vieux sont partagés entre leurs traditions et la tempête qu’ils reçoivent chez eux … La relation entre les grands-parents, souterraine, est l’une des plus grandes réussites de Fièvres : ces personnages sont dessinés avec une incroyable subtilité et se retrouvent régulièrement, tous les deux, dans des dialogues d’une sagesse saisissante. Dans une scène, ils font l’amour comme on ne le voit quasiment jamais, et certainement pas dans un « film de banlieue »…
Lève-toi, et marche
Malgré de légères maladresses, ce film fait sous les auspices du cinéma guérilla – produit en association avec les Pépites du cinéma et Commune Image Media (qui soutient notamment les films de Djinn Carrénard) – a cette rage, cette énergie d’un nouveau cinéma français dont on attend beaucoup. Un cinéma singulier, qui semble moins poser son identité dans les règles de l’art qu’affirmer, précisément, une insaisissable audace. C’est l’énergie de qui a quelque chose à dire, une vision singulière à offrir : personnelle, nourrie de l’expérience, de la connaissance du terrain (ce qui manque cruellement à Bande de filles, pour y revenir). Fièvres a l’énergie du petit budget et de l’autoproduction, la rage de défendre une vision et une voix rares, car elles s’entendent depuis les marges de l’industrie. Hicham Ayouch brise, moins catégoriquement que son collègue Djinn, les chaînes que le cinéma français lui impose et les attentes déroulées devant son film. Voici un film guérilla dont le réalisateur ne se revendique pas, mais que l’intelligence, la liberté créatrice et la recherche poétique touchent en plein mille.