Quatrième long-métrage réalisé par John Cassavetes, Faces est en réalité le second produit en toute indépendance, neuf ans après Shadows. Ses deux tentatives d’intégrer le système des studios hollywoodiens, Too Late Blues en 1961 et Un enfant attend en 1963, ont été des désastres artistiques, le second se soldant même par un final cut imposé par le producteur Stanley Kramer. N’y retrouvant aucune de ses intentions, Cassavetes reniera le film, pourtant porté par un casting luxueux avec Burt Lancaster et Judy Garland en têtes d’affiche.
Tourné en 1968, Faces donne l’impression de retrouver les choses où Cassavetes les avait laissées neuf ans plus tôt avec Shadows : même noir et blanc granuleux, mêmes plans saisis sur le vif, au plus près des corps et des visages, même montage dicté par le rythme de l’action et du jeu des comédiens, même frontière entre fiction et documentaire. Mais si la bande de copains fidèles (Seymour Cassel, John Marley, Lynn Carlin), menée par l’impériale Gena Rowlands, semble improviser cette chronique hystérique de la chute d’un couple, la réalité est toute autre : à la différence de Shadows, Faces est un film extrêmement écrit, où chaque partition jouée par les acteurs est soigneusement composée par Cassavetes. Filmer, saisir la vérité la plus crue dans une urgence folle, coûte que coûte : le projet de Cassavetes, soutenu de bout en bout par ses amis-comédiens-techniciens, deviendra malgré lui l’un des symboles inoxydables de la toute-puissance de la liberté d’expression portée par le collectif. Dans l’Amérique encore coincée de la fin des années 1960, le geste ne manque pas de culot, ni de panache.
Mécanique des corps
Le désir de tourner est tel pour Cassavetes que 150 heures de rushes émergeront des interminables tournages nocturnes organisés par le cinéaste et son épouse dans leur maison, qui servira par la suite de décor principal à la plupart de leurs autres films. Cassavetes enregistre sans discontinuer les corps-à-corps de ses cobayes consentants, tous offerts à la caméra sans fausse pudeur. Faces ne donne pourtant rien à voir d’ostensiblement sexuel, mais la crudité des dialogues, la sensualité des empoignades, l’abandon absolu des corps, désinhibés par la fatigue et l’alcool, littéralement en transe, rendent le film extraordinairement impudique. Jamais alors le cinéma américain ne s’était approché d’aussi près des soubresauts de l’âme et des errances charnelles, de l’angoisse existentielle montrée sous son jour le plus cruel, dépouillée de tout sens, de toute raison d’être. Tels des pantins bruyants et désarticulés, les personnages de Faces s’agitent dans tous les sens, se cognent les uns aux autres, sans savoir pourquoi. Cassavetes filme des êtres humains pris en flagrant délit de désarroi.
De ce chaos éclot pourtant la beauté la plus pure, et le génie de Cassavetes est de faire émerger de l’ombre un geste d’une douceur infinie. La tentative de suicide de Maria (Lynn Carlin) et son sauvetage par Chet (Seymour Cassel, époux de Carlin dans le civil) résonnent comme le yin et le yang de Faces, et de la démarche même de Cassavetes le cinéaste : pousser l’objet de désir (la femme/le cinéma) dans ses retranchements, le malmener jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la pulsion de mort, et le ramener doucement à la vie, le sauver de son anéantissement total, lui redonner un second souffle. Faces, expérience cinématographique éprouvante, puise sa force dans ce paradoxe, dans le brouhaha permanent d’où émergent des fulgurances esthétiques (les scènes dans les clubs, notamment), dans ces instantanés bruts jetés au visage du spectateur sans précaution aucune, sans mode d’emploi. La suite de la filmographie de Cassavetes se montrera parfois sous un jour en apparence plus sage, mais ne se départira jamais de cet incroyable appétit de vie.