Fissures, c’est l’histoire de trois personnages, le sexagénaire Abdelsellem tout juste sorti de prison, son meilleur ami architecte, Noureddine, et Marcela, une belle Brésilienne tout juste rencontrée. Ce qui intéresse Hicham Ayouch dans ce trio sont les émotions traversées par chacun. La trame est des plus minces, le film se concentrant sur les déplacements des corps des trois personnages, sur les mouvements contraires qui les animent, sur l’irrationalité de leurs comportements, sur leurs sentiments. On pense très vite à John Cassavetes. Marcela pourrait bien être un avatar de personnages interprétés par Gena Rowlands, la Mabel d’Une femme sous influence, ou la Sarah de Love Streams. Marcela vit dans l’extrême, dans l’excès. Visiblement remplie d’un immense besoin des autres, elle donne de sa présence, de son affection, de son amour. Dons qui vont de pair avec l’immensité de sa détresse, de son absence de repères, de sa peur d’être seule (qui transparaît notamment dans une très belle scène où la jeune femme, dans une forêt, panique de perdre de vue les deux hommes, pour un instant seulement).
Nous assistons à sa rencontre avec Abdelsellem, une nuit, dans le « kebab » où il travaille. Marcela lui commande un hamburger, elle constate qu’il a les larmes aux yeux et s’en va discrètement. Un peu plus tard, ils se retrouvent dans la rue et se sautent dans les bras en s’embrassant. La force de leur étreinte, magnifique mélange de joie et de désespoir, est déroutante : comment les émotions peuvent-elles être si fortes entre deux êtres qui ne se connaissent pas encore ? On comprend vite que la rationalité n’est pas de mise chez les personnages de Fissures, qui sont du côté de la sensation et du moment présent. Pourquoi Marcela part-elle en courant en pleine nuit après une étreinte avec Abdelsellem ? Pourquoi ce dernier revient-il devant chez elle après l’avoir quittée en colère ? De telles scènes s’enchaînent brutalement, le montage ne laissant aucune place aux transitions. On ne cherche pas à comprendre, à expliquer, les changements soudains d’attitudes, on s’y rend disponible pour mieux ressentir les émotions qu’ils véhiculent. Les dialogues semblent moins être vecteurs de sens qu’expressions brutes de ressentis. Le cinéaste ne donne aucun indice qui pourrait inciter à intellectualiser la façon d’être des personnages. Leur souffrance à tous les trois est indéniable mais nous sommes bien en peine de dire d’où elle provient car rien ne nous est révélé de leurs passés respectifs, de leurs histoires. Le monde qui les entoure ne semble pas hostile, pourquoi souffrent-ils donc autant ? Rien ne nous détourne du moment présent, qui prend alors toute son ampleur.
Nous ne voyons presque pas les protagonistes avec d’autres personnages, intégrés à un réseau professionnel, amical, qui les éclairerait sous un autre angle et nous aiderait à les cerner. L’opacité de chacun d’eux et de leur relation s’amplifie lorsque Marcela, sans pour autant délaisser Abdelsellem, se tourne vers Noureddine. C’est une danse à trois qui naît alors, faite de mouvements d’approche, de recul, d’élans de tendresse et d’animosité. A travers les rues de Tanger, ou dans un appartement, les personnages vont et viennent, passent sans transition d’un rire souvent hystérique à des larmes d’intense désespoir. En quoi l’on pense à Cassavetes, encore, notamment à Faces. Marcela irradie le film autant qu’elle ensorcelle les deux hommes, qui préfèrent souffrir auprès d’elle que de vivre sans elle. Nous sommes pleinement avec la souffrance d’Abdelsellem qui la voit s’éloigner de lui pour se rapprocher de Noureddine, et pleinement avec la souffrance de ce dernier auquel elle échappe le temps d’une scène. Marcela marche à ses côtés dans la rue, toute à sa joie de partager un moment avec lui. Elle croise alors un homme qu’elle connaît (interprété par le cinéaste), se jette dans ses bras, l’embrasse aussi intensément qu’elle embrasse Abdelsellem ou Noureddine et s’enfuit en courant avec lui, laissant Noureddine seul et désemparé. La facilité avec laquelle Marcela dit « je t’aime » ne semble pas relever d’une légèreté de sa part. On croit en sa sincérité, elle est sans doute capable d’aimer très fort des quasi inconnus, ce qui la rend si particulière et si captivante. Est-elle capable de construire quelque chose avec eux, de s’impliquer durablement ? Cela n’est pas certain, mais c’est sans importance.
La mise en scène est parfaitement cohérente avec la spécificité des personnages. La caméra tourne souvent autour d’eux, comme pour rendre compte du bouillonnement de leurs émotions, de leur précarité, leur instabilité, de leur difficulté à trouver leur place auprès des autres. Ces êtres s’inscrivent aussi peu dans le cadre qu’ils ne s’inscrivent dans un réseau, social, professionnel ou familial. Leurs silhouettes souvent fragmentées débordent du cadre, comme si ce dernier était trop réducteur, ne pouvait contenir l’ampleur de l’absolu auquel ils aspirent. En utilisant des angles variés et surprenants (plongées, contre plongées, très gros plans, zooms), Hicham Ayouch semble explorer ses personnages, tenter de les décrire du mieux qu’il peut. La lumière dans laquelle s’inscrivent leurs corps rend parfois ces derniers difficilement intelligibles. De même que la fragmentation et les mouvements perpétuels, l’obscurité récurrente participe à les rendre fuyants, opaques, insaisissables.
La lumière est aussi une façon de magnifier Tanger. Théâtre de l’histoire du trio, la ville est tellement présente qu’elle en devient un personnage. Rues labyrinthiques parcourues en pleine nuit, rues rougeoyantes, bleuissantes, rues animées la journée dans les souks, toits aperçus depuis la terrasse de l’appartement sous un ciel bleu ou un coucher de soleil, mer devinée au loin, plage qu’on approche… nous ressentons les vibrations qui animent la cité autant que celles des personnages.
C’est avec l’impression d’avoir été entraînés dans un tourbillon émotionnel intense que nous quittons cette histoire. Hicham Ayouch, que l’on sent extrêmement proche de ses personnages, parvient à nous immerger dans leur monde, à nous faire partager leur folie, leurs joies, leurs effrois, leur complexe envie de vivre et de mourir à la fois.