Nous sommes parvenus à rencontrer l’une des principales protagonistes de Holy Motors : la limousine. Un entretien forcément particulier mené dans un hangar à Montreuil, qui nous éclaire sur le choix du cinéaste, les préparatifs et les conditions de tournage. On apprend aussi que la limousine n’était pas familière du cinéma de Leos Carax tout en disposant néanmoins de quelques solides références cinéphiles.
Sauf erreur de ma part, il s’agit de votre premier rôle au cinéma.
En effet, je ne suis pas du tout familière du cinéma. Mon métier est d’assurer le transport pour des mariages, il se peut que vous m’ayez déjà vue, j’officie le plus souvent le samedi au Parc des Buttes-Chaumont pour le compte de la compagnie StarLimos.
Ce qui fait que je suis tout de même habituée aux caméras, que j’accueille parfois jusque dans mon habitacle. J’étais au travail quand j’ai rencontré Leos Carax qui passait par là. C’était en… décembre 2010. Il m’a tout de suite dit qu’il souhaitait que l’on fasse quelque chose ensemble. Je n’avais jamais vu un seul de ses films. Quelques semaines plus tard, il est venu au hangar et on a regardé ses films, sur l’écran qu’on voit dans Holy Motors, dont je suis équipée d’origine.
Vous voyez ce qui se trouve sur cet écran ?
Normalement, cet écran reproduit ce que je vois par le biais de mes phares, comme on le perçoit à plusieurs reprises dans le film, avec différentes options : thermique, infrarouge, etc. Mais une manipulation me permet de basculer en mode visionnage, avec un simple lecteur DVD relié à l’écran.
C’est un cinéma auquel vous avez été sensible ?
Oui, j’ai ressenti une véritable séduction, il y a un romantisme que je connais bien pour accueillir des mariages à longueur de temps, mais, évidemment, pas avec le même lyrisme que dans les films de Leos, ni la même forme de… malédiction…
Mauvais sang est sans doute mon préféré, peut-être parce que j’y trouve une sorte de limpidité. Pour la plupart des autres, j’ai eu l’impression que tout un tas de choses m’échappait, ou que des creux succédaient aux coups d’éclat, particulièrement Les Amants du Pont-Neuf, que j’ai trouvé brouillon, chaotique. Je ne sais pas si c’est par orgueil, mais je dois dire que Holy Motors est mon film préféré de Leos Carax…
Savez-vous pourquoi il vous a choisie ?
Il me l’a dit dès le premier jour : pour mon rapport à l’apparence. Qu’on le soit ou pas, le jour d’un mariage, on fait semblant d’être heureux – même si j’espère qu’on l’est le plus souvent… On joue le rôle de sa vie pour ainsi dire, et on fait semblant d’y croire, de croire aussi que ce sera pour toute la vie. La référence au comédien est évidente et renvoie directement au propos du film : cette manière de formuler un personnage, d’assurer une performance, pour un temps limité, mais pour laquelle on doit dégager une conviction… Il m’a dit que je serai le parfait transport pour les histoires qu’il voulait raconter.
Dès cet instant, il savait que vous seriez à la fois une voiture et une loge ?
Tout à fait, il m’a dit ensuite que l’idée lui était apparue en voyant sortir deux mariés allant faire les photographies dans les Buttes-Chaumont. Le plus drôle est que j’étais épuisée ce jour-là, j’en étais à mon quatrième transport de la journée, à ma quatrième « performance », ce qui est beaucoup… Mais je l’étais moins que Denis Lavant dans le film, je n’ai jamais fait onze contrats dans la même journée!
Comment prépare-t-on un tel rôle ?
J’ai juste reçu une sorte de trame écrite, sous la même forme que les documents que Monsieur Oscar consulte dans le film, comme des sortes de missions, avec le lieu et les différents éléments – personnages, accessoires, actions, etc…. Il y a eu la phase de mon aménagement intérieur, l’installation de cette cheminée – je n’en revenais pas ! –, la mise en place de la loge, la réflexion sur la manière dont les accessoires allaient être disposés, etc. Mais c’était le travail des décorateurs sous la direction de Florian Sanson, j’étais assez passive, même il y a toujours eu le souci de savoir si je n’étais pas incommodée par toutes ces manipulations. Tout s’est fait avec beaucoup de tact, alors que ces bouleversements intérieurs auraient pu être très douloureux.
Les essais avec les comédiens ont évidemment été une étape essentielle. D’abord avec Édith Scob, qui m’a conduite – c’était la première fois pour elle qu’elle se trouvait au volant d’une limousine, et une femme ne s’était jamais trouvée à mon volant. Nous étions toutes les deux amusées et le contact a été excellent. Nous avons beaucoup roulé la nuit, parfois avec Leos à l’arrière, à la place de Monsieur Oscar dans le film. Mais le plus souvent juste elle et moi. Pour l’anecdote, nous avions ce petit défi de rire chaque fois avant minuit, ce qui a été repris dans le film, ainsi que la réplique « taxi, suivez ce pigeon ! », qui est de moi.
Puis ce fut donc le tour de Denis Lavant, Leos tenait à ce que son acteur ne me découvre qu’une fois que l’aménagement intérieur soit terminé. Quand ce fut chose faite, Denis a passé beaucoup de temps en moi, parfois avec cette animalité qu’il a, c’était assez troublant de le sentir se déplacer, tourner en rond, chercher sa place. Puis, parfois, il venait simplement lire, en étant au contraire très calme, souvent allongé sur la grande banquette tout à l’arrière. C’était très apaisant pour moi ; il me citait des articles du journal. Mais on a été beaucoup moins dans la parole qu’avec Édith, je pense que le fait de rouler entraîne le verbe…
Vous n’avez pas fait d’essai en roulant avec Denis Lavant ?
C’est un des aspects intéressant du film dans son tournage. Quand Denis Lavant est dans moi, on ne roule jamais, tout a été tourné dans le hangar où nous sommes en ce moment même. J’étais surélevée d’un bon mètre, des parois blanches étaient dressées, de façon à peu près circulaire autour de moi, et les images que l’on imagine être celles que je traverse étaient projetées.

Ce dispositif a été imaginé par Leos et a nécessité pas mal d’imagination des techniciens. Ils se sont inspirés de ce que l’on appelle les transparences hitchcockiennes, mais aussi de Méliès, le cinéma à « truc ». Pour ce dernier, je signale qu’on se trouve justement à proximité de ses anciens studios, détruits depuis bien longtemps. Pour en revenir à ce dispositif, j’ai trouvé ça très astucieux, mais c’était aussi sublime de voir ces surfaces blanches balayées par les images.

Ce n’était donc pas un rôle aussi physique que ça…
Pas autant qu’on pourrait le croire, mais tout de même un peu, je n’ai pas rien fait non plus. Et sans doute plus que ma collègue de Cosmopolis, dans le film de David Cronenberg, presque tout a été tourné à l’arrêt sur fond vert. Dans Holy Motors, quand on roulait, c’était à assez vive allure.
Vous avez donc vu le film de David Cronenberg ?
Oui, sans doute comme beaucoup, ça m’a amusée que deux films aussi rapprochés soient basés sur le même véhicule… Je précise qu’on ne se connaît pas, elle et moi, peut-être que ça arrivera si on poursuit notre carrière… On perçoit une sorte d’opposition. Chez moi, les personnages sont élaborés à l’intérieur et sortent pour être projetés dans une « réalité », tandis que dans Cosmopolis, ils entrent pour visiter ce jeune banquier qui est comme vissé à l’intérieur, malgré ses quelques sorties. Le rapport est presque inversé.

Aussi, on perçoit bien que l’habitacle est lisse, très digital chez Cronenberg, avec un petit côté rétro par certains aspects. Pour moi, on a aussi ce côté technologique, beaucoup de jeux d’écrans dans les écrans, mais ça ressemble aussi à une sorte de grotte avec tout ce foutoir : les masques, les vêtements, les accessoires. C’est assez vivant finalement, en tout cas très différent du caractère très aseptisé de Cosmopolis.
C’est peut-être une question un peu loufoque, mais que pensez-vous du traitement du cinéma des automobiles au cinéma ? Est-ce qu’après ce rôle, vous vous sentez investie de quelque chose ?
Non, je ne me considère pas la représentante d’une cause automobile ou quelque chose comme ça. Ce n’était d’ailleurs pas une revendication. Mais je suis très émue que Leos nous donne la parole à la fin du film… On a quand même le dernier mot ! C’est tellement rare, et même inédit au cinéma – à part dans Cars, avec le personnage de Jay Limo. Il y a par ailleurs des voitures-personnages en dehors de l’animation, comme dans Christine de John Carpenter. Elle ne parle pas – on peut considérer qu’elle « s’exprime » en déclenchant son autoradio –, mais elle agit… Il faut voir comment.

Ce qui fait une réputation plutôt déplorable aux voitures…
Voilà ! Mais attention, j’aime beaucoup le film de Carpenter. J’allais oublier Choupette, dans la série La Coccinelle, qui parle d’ailleurs, enfin je ne me souviens pas, mais il me semble… Sinon, on peut aussi penser à Ten d’Abbas Kiarostami… Dans ce film comme dans Holy Motors, on peut imaginer que des personnages et des histoires habitent chaque voiture qui circule… Je trouve ça très émouvant comme idée. Ensuite, chez Leos, ce ne sont pas seulement les limousines, mais toute la réalité qui semble contaminée par des acteurs en train de jouer. Je crois que le trouble est encore plus fort…
Est-ce que vous avez d’autres projets?
Il est certain que de goûter au cinéma, d’autant plus avec un tel film, aiguise l’appétit. Mais on verra bien… Amen !