Parmi les six films de Werner Herzog qui paraissent ces jours-ci dans la collection Les Films de ma vie, trois d’entre eux se dégagent : ceux tournés avec le génial Klaus Kinski, son ennemi de toujours.
La collaboration Herzog-Kinski a donné naissance à cinq films de 1972 à 1989 : Aguirre, la colère de Dieu, Nosferatu, fantôme de la nuit, Woyzeck, Fitzcarraldo, et Cobra Verde. En 1999, huit ans après la mort de Kinski, Herzog reviendra, dans un documentaire intitulé Mein liebster Feind (Ennemis intimes), sur ce curieux mélange d’admiration et de haine qu’ils se vouaient mutuellement.
Leur premier film en commun, Aguirre, la colère de Dieu, est ce que l’on pourrait nommer un film-fleuve, un road-movie où l’élément aquatique remplacerait la route, laissant le film aller au gré des courants contraires, l’amenant inéluctablement vers la folie. Folie de l’expédition (la quête du mythique Eldorado par les conquistadors de Pizarro), folie du conducteur de l’expédition (le dissident Aguirre), folie des moyens utilisés (un vague radeau dérivant sur le fleuve Amazone, aux rives infestées d’Indiens belliqueux et invisibles, aux flèches et aux sarbacanes redoutables et mortelles). Le terrible Aguirre, incarné par un Kinski habité, au corps disloqué et à la démarche de crabe, finira seul sur son funeste radeau, en proie à la fièvre et à la tête d’une improbable armée de singes.
Dans son commentaire audio, Herzog relate les difficultés rencontrées lors du tournage. Limité par un budget d’à peine 360 000 dollars, à la tête d’une équipe technique composée de seulement huit personnes, et armé d’une caméra volée, Herzog dut jouer serré, et la grande majorité des plans n’a pu être tournéa qu’une fois. Mais les anecdotes les plus savoureuses sont, bien entendu celles liées aux excentricités de Kinski : celui-ci était toujours armé (d’une Winchester notamment), ce qui l’amèna logiquement à péter dangereusement les plombs de temps à autre, et à blesser à la main un figurant qui avait eu la mauvaise idée de taper le carton avec d’autres sous la tente le soir, poussant Kinski à tirer dans le tas. Herzog lui-même confie avoir menacé d’avoir recours aux armes, et alors que Kinski avait brusquement décidé de quitter le tournage du film, en rendant ainsi son achèvement purement et simplement impossible, il le mit ainsi en garde de manière définitive : s’il quittait le tournage, il lui logerait huit balles dans le crâne, avant de retourner l’arme contre lui. L’effet sur l’acteur fut immédiat, et le calme revint durant quelques jours.
À l’origine, le scénario d’Aguirre a été écrit par Herzog en trois jours, et les dialogues furent rajoutés au fur et à mesure du tournage, tournage durant lequel le déchaînement des éléments naturels obligea le réalisateur à revoir le déroulement de son film et à s’adapter en conséquence, la nature devenant petit à petit un personnage à part entière, avec lequel il fallut compter et improviser. D’où cette impression de documentaire qui se dégage du film, et qui, mêlée à des scènes très stylisées, en caractérise son ton si singulier.
Quant à la supposée véracité historique (d’après les écrits du prêtre de l’expédition) dans laquelle le film semble s’inscrire dès les cartons d’ouverture, il n’en est en fait rien : tout cela a été fantasmé par Herzog. Et si Aguirre a réellement existé, on ne sait en revanche quasiment rien de lui, et sa seule trace écrite, une lettre envoyée à Philippe II d’Espagne, est en partie citée dans le film.
Dix ans après leur expérience amazonienne, pour leur quatrième collaboration, les deux hommes se retrouvent à nouveau dans la jungle, afin de tourner Fitzcarraldo, autre film-fleuve, dont le titre est aussi le nom du héros, ici un homme d’affaire irlandais du début du siècle dernier, qui cherche à bâtir un opéra dans la petite ville d’Iquitos, et qu’un projet fou l’amènera à essayer par tous les moyens de tracter un énorme bateau de l’autre côté du versant d’une montagne, afin d’atteindre un fleuve voisin inaccessible en raison des rapides, grâce à l’aide des tribus locales.
Contrairement à Aguirre, dont le projet fou se soldait par un échec cuisant et pathétique, le projet insensé de Fitzcarraldo aboutira. Ici, le personnage incarné par Kinski ne véhicule pas la bonne parole des évangiles, mais la musique (en l’occurrence l’opéra, par la voix de Caruso). Là où Aguirre tirait des coups de canons en direction des Indiens postés sur les rives du fleuve, Fitzcarraldo sort son gramophone et diffuse des airs d’opéra depuis son bateau.
Là encore, le choix de Kinski pour ce rôle semblait évident. Pourtant, à l’origine, après que Nicholson eut repoussé l’offre, ce fut Jason Robards qui obtint le rôle. Mick Jagger fut également engagé dans l’aventure. Une blessure obligea Robards à quitter le film, et Herzog se tourna alors vers son acteur fétiche, lucide toutefois quant au futur déroulement des opérations.
Kinski fut en effet fidèle à lui-même au cours du tournage, et se montra particulièrement odieux. Le commentaire audio d’Herzog nous renseigne un peu plus sur sa folie, folie qui une fois encore faillit lui coûter la vie, les Indiens apeurés par ses cris ayant sérieusement envisagé de le supprimer. Les accès de fureur du comédien étaient d’origines diverses, et provenaient notamment du fait qu’il n’aimait pas apprendre de longs textes. Si jamais il venait à les oublier lors de la prise, il pouvait alors se déchaîner pendant des heures, et éructer ainsi jusqu’à en avoir la bave aux lèvres.
Mais Fitzcarraldo est également le seul film où Kinski se montre souriant et charmant. On peut légitimement penser que la présence de Claudia Cardinale à ses côtés lui a donné l’occasion de montrer le côté gentleman de sa personnalité.
Fitzcarraldo est un film sur la foi. Pour les besoins du tournage, Herzog et son équipe ont réellement hissé le bateau au sommet de la montagne. Fitzcarraldo, c’est Herzog. Ce rêve fou, c’est avant tout le sien. Production étalée sur trois ans, construction de deux bateaux identiques, équipe technique réduite à douze personnes, conditions climatiques désastreuses, acteur principal fou à lier : on conviendra aisément qu’on ne se lance pas raisonnablement dans une aventure pareille. Pour en savoir plus sur ce tournage épique, on se tournera vers le documentaire de Les Blank Burden of Dreams édité aux États-Unis chez Criterion. Contrairement aux autres making-of, qui ne font qu’ôter le mystère et la magie du film en en dévoilant les coulisses, ici, le fait de savoir que ce qu’on voit à l’image s’est bel et bien passé dans le réel, qu’il n’y a aucun effet spécial, contribue à donner une dimension encore plus grande au film, qui en devient alors une formidable source d’inspiration (citée par Ferrara dans son méconnu Dangerous Game, qui s’attachait à montrer les difficultés d’un tournage).
Quant à Woyzeck, troisième fruit de la collaboration entre Kinski et Herzog, tourné dans la foulée de Nosferatu, c’est aussi la moins connue des cinq. Elle gagne donc à être (re)découverte, et figure sur un deuxième DVD qui fait office de bonus à Aguirre. Ce petit film modeste dans sa conception, adaptation d’une pièce de Georg Büchner, se compose d’une trentaine de plans-séquence. Kinski y incarne un petit soldat anxieux à l’air traqué, perpétuellement rabaissé par son entourage. Suspectant sa femme de le tromper, sa folie le conduira au meurtre de celle-ci. Le film vaut avant tout pour la prestation de Kinski, une nouvelle fois génial et inquiétant d’un bout à l’autre.
Tous les DVD de cette salve des Films de ma vie sont composés de deux disques, et Fitzcarraldo est quant à lui livré avec La Ballade de Bruno. Un troisième DVD regroupe L’Énigme de Kaspar Hauser et Signes de vie, le premier long-métrage de Herzog.