Ryūsuke Hamaguchi livre avec Contes du hasard et autres fantaisies un film dont la forme condensée, a priori à rebours des récits fleuves de Senses ou de Drive My Car, prolonge toutefois le travail sur la durée. Les histoires courtes qui le composent couvrent en effet des périodes de plus en plus longues, ce dont témoignent notamment les différentes ellipses rythmant chacun des « contes », qui vont de trois jours à cinq ans plus tard. Lorsque l’héroïne de la dernière partie, Natsuko, se rend à une réunion d’anciennes élèves, cela fait même vingt ans qu’elle n’a pas vu ses camarades de lycée. À mesure que le temps s’étire, le film gagne en profondeur, jusqu’à atteindre une mélancolie bouleversante dans son ultime fragment. Les trouées du récit se font alors l’écho de la tristesse infinie des personnages, de ce « trou que rien ne peut remplir », souvent laissé par un amour disparu. Bien qu’apparemment sans lien, les trois parties ont pour point commun de permettre aux différents protagonistes d’affronter les spectres qui les hantent. C’est au fond ce principe que travaille la mise en scène d’Hamaguchi : remonter le temps consiste ici littéralement à retourner en arrière. Meiko retrouve ainsi son ancien amant Kazuaki en prenant en sens inverse la route qu’elle venait de parcourir avec sa meilleure amie Tsugumi qui, par un malheureux hasard, s’avère aussi être la nouvelle copine du jeune homme. Dans le troisième segment, Natsuko doit elle aussi revenir sur ses pas, dans le Sendai de sa jeunesse, pour faire la paix avec elle-même. Elle croit retrouver, à tort, son amour d’antan dans les traits d’Aya, qui semble correspondre à l’image que Natsuko s’était faite de sa dulcinée à l’âge adulte. Les deux femmes se rencontrent sur un escalator dont la structure à double sens permet d’organiser l’une de ces coïncidences mentionnées par le titre du film. C’est à nouveau par un demi-tour, en remontant l’escalier qu’elle était en train de descendre, qu’elle rejoindra son amie. De retour vers le passé, il en est également question dans l’étonnant point de départ de ce récit : un mystérieux virus informatique, responsable d’un piratage généralisé et d’une fuite de toutes les données personnelles, signe le retour à un monde pré-numérique. Tout se passe alors comme si pour aller de l’avant, il fallait d’abord rebrousser chemin et effectuer un trajet à la fois concret et mental, émotionnel et mémoriel.
Puissances du langage
Les spectres de Contes du hasard et autres fantaisies sont moins les vecteurs d’un ressassement du passé que d’une distorsion de la temporalité, en cela que leurs souvenirs creusent différents niveaux de réalité. Comme chez Hong Sang-soo, la frontière entre le réel et l’imagination s’atténue, au point qu’il est difficile de la distinguer : le fantasme de Meiko, qui s’imagine déclarer sa flamme à son ancien compagnon devant le visage brisé de sa meilleure amie, émerge et disparaît à la faveur d’un zoom et d’un dézoom. Dans le deuxième fragment, les rêves de vengeance de Sasaki s’incarnent quant à eux par le biais d’un simple champ-contrechamp, entre son visage et la présence dans une émission télévisée du professeur qui l’a humilié. Notons que les changements d’axe réguliers (la scène de retrouvailles entre Meiko et Kazuaki dans la première partie est à cet égard exemplaire), participent aussi d’une complexification de la réalité, pouvant être envisagée selon différentes perspectives. Sous la forme d’une dystopie anti-spectaculaire, le dernier chapitre conjugue même l’artifice au naturel, en brossant en quelques mots un univers tout entier (seuls les cartons et les dialogues des personnages nous informent du caractère science-fictionnel de l’histoire).
Déjà au cœur de Drive My Car, la question du langage se révèle ici centrale, notamment par sa dimension profondément sensuelle, que ce soit à travers la conversation érotique entre Kazuaki et Tsugumi ou la lecture de Nao, qui récite l’ouvrage de son ancien professeur Segawa et lui fait promettre de se masturber en écoutant sa voix enregistrée. L’ambivalence des mots (la « porte ouverte » de l’enseignant est autant le signe d’une transparence de façade que d’un penchant exhibitionniste) mène parfois à l’erreur fatale (c’est en écorchant le nom de Segawa que Nao compromet son avenir et le sien). La parole devient alors source d’une grande douleur, que seul le silence peut empêcher (Nao, ne pouvant supporter la vantardise de Sasaki, qu’elle recroise par hasard quelques années plus tard, lui demande de se taire), mais recouvre aussi un pouvoir cathartique. C’est le cas dans la dernière partie où Natsuko et Aya, en « jouant » mutuellement le rôle de leur ancienne compagne ou amie, opèrent un transfert salvateur en exprimant ce qu’elles ont longtemps enfoui. Voyages dans le temps et paroles évocatrices agissent ainsi comme un reflux mémoriel aussi douloureux que libérateur pour les personnages, saisis et transportés par la force du ressouvenir.